«Urgence (s) d’écrire, rêve (s) d’habiter» est l’intitulé de la leçon inaugurale prononcée par Yanick Lahens le 21 mars dernier au Collège de France, évènement au cours duquel elle a conquis l’esprit du public venu l’écouter. Elle est la première personnalité à occuper cette chaire nouvellement créée au sein de cette prestigieuse institution.
Cette leçon inaugurale était un événement majeur à en juger par la couverture médiatique qu’elle a connue dans les journaux français, francophones et sur les réseaux sociaux. Yanick Lahens a survolé les deux siècles de production littéraire haïtienne non seulement avec la sensibilité et l’intuition que ses lecteurs lui connaissent, mais aussi avec l’érudition de la professeure de Lettres peu connue du grand public. En effet, avant d’être écrivaine, Yanick Lahens a fait des études en Lettres Modernes à Paris. À son retour en Haïti, au-delà de son engagement social à travers, entre autres, les différentes fondations qu’elle a créées, elle a enseigné les Lettres à l’École Normale Supérieure de Port-au-Prince dont elle était la responsable du Département des études littéraires. C’est donc à la fois la créatrice littéraire et l’intellectuelle qui occupe cette année la nouvelle chaire intitulée « Mondes francophones », créée par le Collège de France en partenariat avec l’Agence Universitaire de la Francophonie pour une durée de trois ans. Elle vise à accueillir dans le système universitaire français les savoirs venus de cet espace pluriel qu’est la Francophonie.
Dans son propos de bienvenue, Alain Prochiantz, Administrateur du Collège France, a indiqué que l’expression «Mondes francophones » illustre la pluralité des disciplines qu’accueillera cette chaire durant ces trois années. Il s’agira, affirme-t-il, d’éviter « une interprétation hégémonique de la Francophonie en mettant l’accent sur la diversité des Mondes : Louisiane, Québec, Antilles, Afrique Saharienne et Subsaharienne, Vietnam, Laos, Belgique, sans oublier la France et ses régions». Antoine Compagnon, critique littéraire et professeur au Collège de France, a, pour sa part, évoqué les raisons du choix de Yanick Lahens pour occuper cette chaire. Ainsi, confie-t-il : « choisir une romancière haïtienne pour inaugurer la chaire Mondes francophones c’est donc revenir aux racines de la francophonie en explorant l’un des premiers espaces francophones à s’être emparé de la langue et la culture françaises, et à les avoir façonnées à sa manière bien avant même que l’idée de Francophonie vît le jour ».

Les cours que Yanick Lahens dispensera d’avril à juin 2019 lui permettront de prolonger sa réflexion sur l’imaginaire colonial, la naissance et le développement d’une littérature haïtienne en langue française, et sur le plurilinguisme haïtien contemporain. Antoine Compagnon ajoute que le choix de Yanick Lahens vise également à « faire entrer au Collège de France un champ de recherche trop souvent délaissé dans les travaux universitaires français, celui des études dites postcoloniales». Dès l’entame de sa communication, Yanick Lahens a insisté sur un ensemble de phénomènes qui exigent une remise en question des rapports entre périphéries et centre et qui rendent nécessaire de «dépouiller le vocable francophonie de son eurocentrisme». Car, affirme-t-elle, « faire advenir les mondes francophones exigera de passer par de nouvelles narrations qui rendent plus visibles les savoirs, les cultures et les altérités qui les constituent». Par ce changement de paradigme qui implique une décolonisation des savoirs, l’auteur de «Douces déroutes» inscrit sa démarche de lecture de la littérature et de la culture haïtiennes dans une perspective postcoloniale, invitant ainsi l’espace universitaire français à être plus accueillant envers ses théories. Une telle ambition n’est pas possible sans une reconsidération de la réelle portée de la révolution haïtienne de 1804. La première titulaire de la chaire Mondes francophones défend l’idée selon laquelle cette révolution dépasse d’une part les idéaux des Lumières et la révolution française de 1789 et d’autre part, la révolution américaine. L’auteur de la saga familiale «Bain de lune » a rappelé l’aide qu’Haïti a apportée à de nombreux pays de l’Amérique latine pour accéder à l’Indépendance. Elle montre par-là qu’au cours du XIXème siècle, Haïti ne se contentait pas uniquement de donner son point de vue sur le monde en dénonçant le racisme notamment par le remarquable essai d’Anténor Firmin « De l’Égalité des races humaines » publié en 1885 qui constitua une réponse au texte de Gobineau titré «De l’Inégalité des races humaines ». Haïti était aussi une terre d’accueil pour tous ceux-là qui demeuraient en proie à l’esclavage. Ce rappel historique a permis à Madame Lahens de montrer la place singulière qu’Haïti occupe dans le monde: le seul pays où une révolte d’esclaves avait abouti, le premier pays du Sud et surtout le pays où la francophonie a existé avant la lettre. Elle lui a aussi permis d’indiquer l’évolution de la littérature haïtienne, les générations successives d’écrivains, les principaux mouvements et les principales orientations poétiques de l’histoire littéraire haïtienne des XIXème, XXème et du début du XXIème siècles, tout en montrant de quelle manière l’urgence d’écrire et le rêve d’habiter se configurent pour chaque écrivain ou groupe d’écrivains. Par les multiples interviews que Yanick Lahens a données à des médias français et par le nombre d’articles de presse publiés autour de cet événement, cette leçon inaugurale a constitué une très belle manière de projeter une image positive d’Haïti sur la scène mondiale après les turbulences que le pays a connues au cours des derniers mois.
Aljany N. Zephirin & Ulysse Mentor