Se nourrir est un luxe pour les ouvriers

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Photographies par Timothé Jckson / Challenges

La crise politique a de graves répercussions sur l’économie du pays et entraîne une baisse considérable du niveau de vie des Haïtiens. Les ouvriers de la sous-traitance, qui ont toutes les peines du monde à se nourrir, réclament le retour du programme de subvention alimentaire Ede Pep.

Mercredi 15 juin, nous sommes sur la cour du Parc industriel métropolitain (Sonapi), à Port-au-Prince. Il est 11 h 30 du matin, le moment de la pause. Les bâtiments abritant les activités de sous-traitance se mettent à déverser des ouvriers par milliers. Des femmes, en grande majorité, posent un acte commun, à savoir tirer leur sac d’une sorte d’armoire placé à cette fin à l’entrée de chaque unité.

Direction, les lieux du lunch. Le plus grand flux se dirige vers le marché de la nourriture, situé en arrière-cour de l’établissement, un petit espace d’une dizaine de mètres carrés à l’intérieur duquel une multitude de travailleurs vont s’agglutiner avec les restaurateurs de fortune. La tente érigée au cœur de cette clôture ne peut accueillir que quelques dizaines de personnes. Les autres se dispersent dans la cour, à l’ombre des arbres, par exemple, pour remplir leur ventre de riz arrosé de purée de pois et de sauce de poulet. Certains s’installent à même le sol, le long des allées environnantes, pour se ressourcer.

Une subvention éphémère
Le prix varie de 50 à 75 gourdes (1,20 dollar) pour un plat. Certains, arpentent les trottoirs, à l’extérieur de la Sonapi, pour trouver quelque chose à se mettre sous la dent à moindre coût. A l’intérieur, c’est à prendre ou à laisser. Personne d’ici n’est responsable du fait que l’Etat n’a pas tenu ses promesses de subvention. « C’était une démarche politique », réagit Carline en réponse à notre question relative à la subvention Ede Pep, annoncée en grande pompe à l’automne 2013 par Charles Jean Jacques, ministre des Affaires sociales et du Travail sous l’administration Martelly-Lamothe. En effet, le ministre avait garanti que 92 millions de gourdes étaient disponibles à cette fin dans le budget national pour l’exercice fiscal 2013-2014. Mais, le programme n’a pas fait long feu. « A peine si ce programme a duré six mois », ajoute Carline qui se contente de sa boîte à lunch en plastique ramenée de chez elle avec un petit goûter. A l’époque de la subvention, le plat se vendait finalement à 35 gourdes au lieu des 20 annoncées initialement. « A partir de l’application de ce programme, les ouvriers pourront économiser 30 à 55 gourdes par jour, parce que le prix est désormais fixé à 20 gourdes », avait expliqué Charles Jean Jacques lors de sa présentation.

 LE PRIX D’UN PLAT à l’intérieur du parc varie de 50 à 75 gourdes poussant de nombreux ouvriers à chercher moins cher à l’extérieur.
LE PRIX D’UN PLAT à l’intérieur du parc varie de 50 à 75 gourdes poussant de nombreux ouvriers à chercher moins cher à l’extérieur.

Toujours difficile malgré la hausse des salaires
Carline regrette la suspension de la subvention. Cette mère de deux filles, âgée de 39 ans et en pleine ceinture, habite à Delmas avec ses deux enfants et son mari, sans emploi depuis son renvoi du petit personnel de l’aéroport, il y a six ans. Depuis l’interruption de la subvention, Carline porte avec elle une partie de la nourriture mise dans la boîte à lunch des enfants. « Je n’aurais pas pu tenir le coup. Pour être en forme, il faudrait prendre un plat pour 75 gourdes ; on risquerait de verser à la marchande de nourriture toute sa paye de la quinzaine et de ne rien pouvoir rapporter à la maison », argumente-elle.

Les petits restaurateurs recevaient, entre autres, du riz de la part du BMPAD (Bureau de monétisation des programmes d’aide au développement). Comme ça, ils vendaient moins à crédit et le business allait mieux. Aujourd’hui, ils ne rentrent pas suffisamment d’argent à la fin de la journée pour satisfaire la demande de demain. « Malgré tout, nous faisons de notre mieux pour collaborer avec les ouvriers, car nous sommes dans le même bateau », explique Ana, qui gère plusieurs récipients remplis de nourriture. Près de 12 000 ouvriers sont concentrés dans le Parc industriel métropolitain de Port-au-Prince. Leur salaire de base journalier est passé à 350 gourdes depuis le 1er mai. Cette augmentation, qui s’inscrit dans le cadre de l’application de la loi sur le salaire minimum de 2009, a été une réponse à un mouvement de protestation pour exiger 500 gourdes. « Même avec un salaire minimum de 500 gourdes par jour, nos conditions ne s’amélioreraient pas. Il faudrait que les prix des produits de première nécessité baissent ou se stabilisent », estime Carline tourmentée par la cherté de la vie dans un pays où plus de 50 % de la population active ne travaille pas.

 PRÈS DE 12 000 OUVRIERS travaillent dans le parc industriel.
PRÈS DE 12 000 OUVRIERS travaillent dans le parc industriel.

Guamacice Delice