Dans une étude intéressante sur la contrebande commanditée par l’Association des Industries d’Haïti (ADIH), l’économiste et ancien ministre Daniel Dorsainvil présente une comparaison cruciale entre le développement d’Haïti et celui de la République Dominicaine. Challenges en publie de larges extraits pour mieux comprendre l’impact de la contrebande sur l’économie haïtienne et l’état du pays en général.
Stéphanie Renauld Armand, d’après l’étude ADIH/Dorsainvil
«Si la contrebande prive le Trésor haïtien des revenus dont le pays a besoin pour combler les carences dans les domaines des infrastructures, de la santé et de l’éducation, l’incapacité qui en résulte pour le Gouvernement de fournir des services de base et d’offrir des opportunités économiques nuit à sa crédibilité et alimente l’instabilité politique », explique l’économiste Dorsainvil. Or ces deux facteurs ont un impact crucial sur les capacités de développement et de croissance du pays. Qui souhaite investir dans la production dans un pays qui ne protège pas son marché local et dont la volatilité monétaire et l’instabilité politique mettent en péril les investissements ?
Moins de ressources = moins de capacité de développement
Au cours des années 1980 et 1990, Haïti a adopté des politiques commerciales très libérales et a baissé ses tarifs, pensant que cette stratégie serait payant dans la lutte contre la contrebande à la frontière terrestre entre Haïti et la République Dominicaine. Malheureusement, en pleine récession mondiale, les tentatives de stabilisation ayant échoué, la défaillance des infrastructures et la concurrence étrangère accrue occasionnée par la politique d’ouverture, ont sévèrement compromis les capacités de production locale, y compris celles vouées à l’exportation. L’instabilité politique et les désastres naturels ont fait le reste. Les mesures structurelles adéquates ne figuraient pas au menu, par conséquent « cette ouverture de l’économie haïtienne ne fut pas soutenue par des mesures d’accompagnement des secteurs touchés par les dispositions de politique commerciale, ce qui conduisit à ce qu’Haïti subisse le démantèlement de plusieurs sous-secteurs de production. » (CLEF CONSULTING, 2016).
République Dominicaine devient une des économies les plus dynamique de la région
D’après une étude produite par l’ADIH et qui se base elle-même sur les recherches de plusieurs autorités internationales*, Haïti n’a pas connu de période de croissance soutenue depuis les années 1970. Parmi les facteurs que l’on peut évoquer pour expliquer ce fait, figurent la faible gouvernance, l’instabilité politique et les désastres naturels. La République Dominicaine qui couvre deux tiers de l’île qu’elle partage avec Haïti, se porte bien mieux depuis plus de 60 ans. Elle peut aujourd’hui se vanter d’être une des économies les plus dynamiques de la Caraïbe et de l’Amérique Centrale avec une croissance de 5,5 % par an, soit deux fois plus que les autres pays de la Caraïbe. D’après les statistiques disponibles les plus récentes, le Produit Intérieur Brut (PIB) de la République Dominicaine pour l’année 2016 se chiffrait à $73,6 milliards de dollars américains, alors que celui d’Haïti avoisinait $8 milliards pour la même année. Les deux pays ont des populations de même taille, environ 11 millions d’habitants, et leurs PIB par habitant se chiffraient respectivement à $6 909 et $729 dollars américains. Le faible PIB par habitant associé à d’autres indicateurs sociodémographiques fait d’Haïti le seul Pays Moins Avancé (PMA) des Amériques. Pourtant, aussi récemment qu’au début des années 1960, les deux pays réalisent un PIB par habitant similaire.

L’impact des choix de politiques publiques
Deux experts, Jaramillo et Sancak (FMI 2007) ont appréhendé et analysé la question. Ils en ont conclu que « les conditions initiales ne peuvent totalement expliquer l’écart de croissance, mais que le phénomène est plutôt lié aux options de politiques publiques prises et qui ont joué un rôle crucial dans les tendances de croissance entre les deux pays ». Ils affirment en outre que des « politiques structurelles » ont été le facteur déterminant de croissance tant en République Dominicaine qu’en Haïti ; la stabilité politique et les politiques de stabilisation constituent les deux autres facteurs. Ces observations vont dans le même sens que celles avancées par Lozaya dans une étude sur la croissance au Chili. Ainsi, ils semblent conclure que les choix de politiques publiques dans la partie occidentale de Quisqueya ont joué un rôle majeur, en plus de certains facteurs spécifiques au cas haïtien, et sont à prendre en compte pour comprendre la contre-performance d’Haïti par rapport à son voisin.
Que s’est-il passé en 50 ans pour expliquer ce décalage ?
L’exemple de la République Dominicaine qui a doublé son PIB par habitant sur une période de vingt ans, permet de mettre en évidence les potentiels de croissance dont Haïti pourrait bénéficier au cours des années à venir ; les avantages de la croissance se déclinent non pas seulement en termes de revenus et de réduction de la pauvreté, mais également et surtout en termes de création d’emplois et d’opportunités d’emplois. Outre le fait qu’il contribue à une meilleure stabilité sociopolitique, un niveau d’emploi plus élevé touche directement le problème de la migration, un dossier très sensible non seulement pour Haïti et la République Dominicaine, mais aussi pour d’autres partenaires, y compris les membres de la CARICOM et les États-Unis d’Amérique. L’adoption de mesures structurelles est un facteur déterminant pour la croissance et a été reconnue comme étant l’une des raisons principales du grand retard d’Haïti par rapport à la République Dominicaine.
La contrebande a un contre-effet sur les investissements
En provoquant des pertes de revenus, la contrebande nuit à la capacité du Gouvernement de mettre ces mesures en place. Les pays comme Haïti au taux d’épargne relativement faible, doivent avoir recours à l’épargne extérieure pour les investissements. Il peut s’agir de l’aide étrangère ou de l’Investissement Étranger Direct (IED)qui pourrait donner une impulsion importante à l’économie. L’expérience de la République Dominicaine a démontré qu’il doit exister des conditions minimales pour attirer les capitaux étrangers. La croissance initiale crée les conditions socio-économiques et politiques qui conviennent aux IED. Des ressources financières sont nécessaires pour amorcer cette croissance. Si seulement des mesures pouvaient être instituées pour soutenir la croissance en Haïti, de meilleurs résultats en matière de développement se concrétiseraient et les flux migratoires diminueraient. Aujourd’hui, alors que des efforts sont en cours pour revenir sur la position libérale des années 1980 et 1990, dans le but d’harmoniser les tarifs haïtiens avec ceux de la CARICOM, la contrebande le long d’une frontière très poreuse représente toujours une menace pour les producteurs locaux et constitue une entrave à la croissance économique d’Haïti. Le pays a fait le choix d’une approche plus mesurée et plus stratégique en matière de libéralisation des échanges commerciaux. Cette initiative vient en soutien des politiques de développement déclarées prenant pour cible la croissance dans les secteurs de l’agriculture, des industries alimentaires et de boisson, de la manufacture, de la construction et du tourisme. Il existe des dizaines de témoignages sur les effets néfastes de la contrebande sur les entreprises locales face à la concurrence déloyale des marchandises de contrebande. Ces témoignages proviennent souvent de pays pauvres d’Afrique et d’Asie qui, comme Haïti et la RD, ont des frontières communes. Mais alors, si le diagnostic est là et que le remède existe, laisser mourir le malade ressemble bien à un crime.