Au mois de mars 2018, la constitution haïtienne d’après Duvalier fêtait ses 31 ans. Vu le contexte dans lequel évolue le pays actuellement, des hommes et des femmes politiques, des parlementaires, ainsi que de nombreux juristes croient qu’il est nécessaire d’en changer, alors que d’autres pensent qu’il suffit uniquement de l’adapter aux nouvelles réalités.
Marc Evens Lebrun
En matière constitutionnelle, il semble que rien n’est jamais acquis. Alors que les grands prêtres de l’État de droit, sous l’ombre tutélaire de l’assemblée constituante, se félicitent depuis une trentaine d’années de la consolidation du régime politique dit «démocratique », voilà que la constitution de 1987, que l’on pensait inébranlable, vacille sur ses bases. À gauche comme à droite, des voix s’élèvent pour exiger de profondes modifications ou proposer une nouvelle charte. La question constitutionnelle – quand on sait que celle d’après Duvalier n’arrive toujours pas à faire fonctionner véritablement la démocratie depuis 1987- se pose avec insistance.
Au parlement, principalement à la chambre des députés, la commission spéciale sur les amendements ayant à sa tête le député de Pétion-Ville, Jerry Tardieu, a présenté un document d’une trentaine de propositions qui est le fruit de nombreuses discussions et réflexions. Changer de constitution fait peur, car ce n’est pas un geste anodin, estime-t-on. Georges Michel met en question cette démarche qui selon lui n’aboutira pas à un changement profond d’autant qu’il n’a pas été consulté par la Commission spéciale de la chambre des députés, pour avoir son point de vue en tant que constitutionnaliste. Il reproche du coup au député Jerry Tardieu d’avoir été membre d’une Commission de conspiration formée en 2009 par le défunt président René Préval, qui avait à sa tête l’historien Claude Moïse. Pour Georges, l’amendement constitutionnel fagoté entre les présidents Préval et Martelly participait d’une stratégie de renforcement de leur pouvoir. « Je suis radicalement opposé à ce projet de changement », lance-t-il avant d’ajouter : « nous avons déjà eu une constitution amendée en dehors du processus établi. Mieux vaut réfléchir sur comment rectifier le tir ». La lecture est différente de la part de la constitutionnaliste et ancienne candidate à la présidence, Mirlande Manigat, ainsi que du professeur de droit constitutionnel, Monferrier Dorval, qui pensent que changer la constitution est un acte irréfutable pour sortir de l’instabilité politique dans lequel se trouve le pays.
Comment passer d’un régime à un autre
De 1986 à nos jours, le pays a connu de nombreux régimes politiques, sans jamais arriver à mettre en place un système démocratique stable. Malgré la promulgation de 22 constitutions successives, Haïti continue de souffrir d’une instabilité politique chronique. Sur 38 présidents de la République qui se sont succédé depuis l’instauration de la fonction (dont 14 chefs d’État différents depuis l’adoption de la constitution de 1987), 6 seulement ont terminé leur mandat. Ceux qui ont occupé la plus haute fonction de la République ces trente dernières années ne peuvent être traduits devant la justice pour des cas de corruption ou de détournement de fonds étant considéré comme un « mineur » aux yeux de la constitution de 1987. Voilà pourquoi l’une des propositions formulées par la Commission chargée des amendements va dans le sens d’un changement de régime politique et que juridiquement « le chef de l’État ne sera plus mineur. S’il a bien géré la chose publique, la nation lui sera reconnaissante. S’il a dilapidé les fonds de l’État, il sera puni », explique Jerry Tardieu.

Photographies par Timothe Jackson / Challenges
Un bicéphalisme problématique
Selon le professeur Monferrier Dorval, la constitution est en elle-même source d’instabilité, et l’un des problèmes criants de cette constitution serait le format politique dans lequel se trouve l’exécutif avec deux têtes. Un président et un premier ministre. Pour l’homme de loi, « le premier ministre ne devrait être en aucun cas un rassembleur comme le prétendent plusieurs secteurs politiques ». Dans le contexte actuel, le professeur Dorval croit de préférence que le pays mérite un vice-président qui aurait pour rôle d’appliquer la politique du président et de son gouvernement, sans passer devant le parlement pour ratifier son énoncé de politique générale. Une option pour laquelle le pasteur Sylvain Exantus, après avoir soumis certaines propositions de changement au nom du secteur protestant à la commission, dit voter. Le révérend pasteur insiste sur cette proposition qui permettrait au vice-président de faire campagne aux côtés du président, comme aux États-Unis. Cette dernière proposition, dixit le théologien Exantus, « aura l’avantage d’éviter une perte de temps au pays dans le processus de ratification de la politique générale du Premier ministre par-devant l’assemblée nationale ». Ce poste, instauré par l’article 137 de la constitution, semble être une source de turbulence politique puisque, de Martiale Célestin (9 février 1988) à Jean-Henry Céant (17 septembre 2018), le pays a compté 22 premiers ministres en seulement 20 ans… Alors qu’il n’y aurait dû en avoir que 4, à raison d’un premier ministre par gouvernement, pour un mandat de 5 ans.

Le problème du mandat successif
L’article 134-3 de la constitution qui stipule : « Le président de la République ne peut bénéficier de prolongation de mandat. Il ne peut assumer un nouveau mandat qu’après un intervalle de cinq ans. En aucun cas il ne peut briguer un troisième mandat » est considéré comme un blocage constitutionnel. L’ancienne secrétaire générale du parti Rassemblement Démocratique des Nationaux Progressiste (RDNP) et auteur du livre « Traité de droit constitutionnel haïtien » dit croire que la non-réélection du président pousse souvent ce dernier à désigner un dauphin dans de bonnes ou mauvaises conditions, de manière à assurer une continuité de son idéal politique.
Le problème de la double nationalité et l’intégration politique de la diaspora

Conscient du poids de la diaspora haïtienne dans l’économie nationale, avec près de 4 millions d’Haïtiens vivant en dehors du territoire pour un revenu économique de près de 2 milliards de dollars de transfert par an, soit 25 % du produit intérieur brut (PIB), certains politiques optent pour l’intégration politique de la diaspora avec une double nationalité. Tout cela est contraire à l’article 15 de la Constitution haïtienne de 1987 amendée qui stipulait que « la double nationalité haïtienne et étrangère n’est admise en aucun cas ». Cependant, les Haïtiens de la diaspora ont, pendant des décennies, revendiqué cette possibilité d’avoir une représentation en Haïti. Jerry Tardieu avait déjà déposé une nouvelle proposition de loi sur la nationalité haïtienne qui devrait aider à dissiper toute confusion sur la question. En effet, le décret en vigueur aujourd’hui en matière de nationalité date de 1984 et est en contradiction avec la Constitution amendée de 1987. Ce décret reconnaît que « la nationalité haïtienne se perd par la naturalisation acquise en pays étranger », alors que la Constitution de 1987 amendée reconnaît qu’un Haïtien peut avoir une nationalité étrangère en plus de sa nationalité haïtienne. Jerry Tardieu, dont le combat pour l’intégration de la diaspora dans la vie politique active du pays est manifeste, a voulu poser cet acte visant finalement à doter le pays d’une loi sur la nationalité conforme à la Constitution et qui viendrait dissiper définitivement tous les doutes et les interprétations confuses en rapport à la question de la nationalité. En attendant une décision qui peut changer la donne constitutionnelle par référendum ou par proposition d’amendement du Parlement, le débat sur le changement de la constitution est sur la bonne voie si l’on considère le nombre d’acteurs importants qui sont impliqués.