Cinq ans après l’adoption par la Cour constitutionnelle dominicaine de l’arrêt 168-13, aucun cas de dénationalisation effective n’a été enregistré. L’épée de Damoclès n’en continue pas moins d’être suspendue sur la tête des 300 000 hommes et femmes concernés par cette mesure. Bon nombre d’entre eux doivent même, depuis quelque temps, composer avec ce que le Groupe d’Appui aux Rapatriés et Réfugiés (GARR) appelle une « action discriminatoire et stigmatisante ».
Les deux catégories établies par la loi Medina Huit mois après le prononcé de l’arrêt, le Parlement dominicain a adopté la loi dite Medina qui divise en deux catégories les 300 000 Dominicains d’ascendance haïtienne ciblés par la décision de justice. Le Groupe d’Appui aux Rapatriés et Réfugiés (GARR) les décrit ainsi dans son plan de contingence rendu public en mai 2015 :
A- Un premier groupe de 24 000 chefs de famille avec les membres de leur famille (total estimé à 100 000 personnes) nés en République Dominicaine et enregistrés à l’état civil ;
B- Un deuxième groupe de 55 000 chefs de famille avec les membres de leur famille (200 000 personnes) nés en République Dominicaine et n’ayant pas été enregistrés à l’état civil.
Stigmatisation et tentative de duperie
Saint-Pierre Beaubrun, coordonnateur du bureau exécutif du GARR, se fait l’écho d’une grande inquiétude exprimée, selon lui, par plusieurs membres de la catégorie A, rencontrés dans des « bateys ». Ils sont dûment enregistrés à l’état civil, munis de surcroît d’actes de naissance attestant de leur nationalité dominicaine en vertu du jus soli (droit du sol) en vigueur dans ce pays. Pourtant, raconte maître Beaubrun quand, pour une raison ou pour une autre, ils produisent des demandes d’extraits d’archives dans les services concernés en République dominicaine, les fonctionnaires « confisquent » automatiquement l’original de leur acte de naissance, leur remettent un autre document qui s’apparente à une déclaration tardive de naissance et les classent dans un registre autre que celui dédié à tous les natifs de la République dominicaine. Quant aux Dominicains d’ascendance haïtienne ne disposant pas d’acte de naissance, ils se voient proposer d’abord d’être enregistré comme étrangers, donc de renoncer à leur nationalité d’origine détenue en vertu du droit du sol, et ensuite de produire une demande de naturalisation pour pouvoir acquérir la nationalité dominicaine. Ce à quoi ils ont opposé une fin de non-recevoir, applaudit le dirigeant de l’ONG de défense des droits des migrants, arguant d’une part que la naturalisation étant un privilège et non un droit, la demande peut être acceptée ou rejetée, et d’autre part que la nationalité d’origine donne accès à plus de droits que la nationalité acquise.
Une situation porteuse de division et de haine
Saint-Pierre Beaubrun insiste sur les problèmes d’ordre psychologique et social que cette situation est venue ajouter au problème juridique qui est déjà le lot quotidien de ces centaines de milliers de Dominicains d’ascendance haïtienne. Il fait ainsi référence aux frictions apparues dans certaines familles au sein desquelles cohabitent des enfants ayant un acte de naissance et d’autres qui sont sans papiers. Des accès de jalousie y ont souvent cours contre le frère ou la sœur détenteur ou détentrice de ce document d’identité, ainsi que de colère contre les parents accusés, à tort, d’avoir deux poids deux mesures par rapport à leur propre progéniture. La vérité, rectifie Beaubrun, est qu’il y a tellement d’obstacles à surmonter pour faire enregistrer ses enfants à la naissance qu’on y arrive dans certains cas et qu’on échoue dans d’autres. Cette inégalité de chances se fait particulièrement sentir, illustre-t-il, quand il s’agit d’accéder aux études universitaires. En République Dominicaine, poursuit-il, il est possible de boucler ses études classiques sans avoir eu, tout le long du cycle, à montrer son document d’identité. À l’université, ce document devient une condition sine qua non, souligne Beaubrun.

Enfants issus de familles en situation irrégulière
Le Groupe d’Appui aux Rapatriés et Réfugiés prend, par ailleurs, le contre-pied de la thèse selon laquelle les autorités dominicaines ont souvent recours à l’arrêt 168-13 qui veut que la population ciblée soit issue de parents en situation irrégulière au moment de la naissance. Ce n’est pas toujours vrai, rétorque-t-il. Bon nombre des personnes concernées sont des Haïtiano-Dominicains de troisième, voire de quatrième génération, argumente Saint-Pierre Beaubrun. Leurs arrière-grands-parents peuvent bien avoir été en situation irrégulière à leur arrivée en territoire dominicain en 1929 par exemple, croit-il. Mais leurs grands-pères et grands-mères sont, ainsi que leurs pères et mères, des Dominicains et des Dominicaines à part entière puisque nés en terre dominicaine. Le GARR tire aussi argument du cas des anciens « braceros » (coupeurs de canne-à-sucre) haïtiens, arrivés dans l’autre partie de l’île fin des années 70 et début des années 80, dans le cadre d’un accord entre les deux États. Leur immigration avait donc une base juridique et ne saurait être qualifiée d’irrégulière, tente de démontrer l’organisation.
Rodrigue Lalanne