L’énergie de l’espoir

246
Photographies par Timothé Jackson / Challenges

Pour Bétonus Pierre, ancien directeur des ressources énergétiques du BME, Haïti a une économie exsangue en raison d’une consommation d’énergie faible. Il faut considérer nos différentes ressources pour bien planifier le développement.
par Ralph Thomassaint Joseph

Né le 30 juin 1949 à Côtes-de-Fer dans le département du Sud-Est, Bétonus Pierre fit ses études primaires à l’école nationale des Côtes-de-Fer. Par la suite, il part pour Port-au-Prince pour poursuivre ses études secondaires au lycée Toussaint-Louverture et au collège Roger-Anglade. En 1978, il obtient son diplôme en Génie civil et un baccalauréat en Géologie de la Faculté des Sciences de l’Université d’Etat d’Haïti. En juin 1979, il obtient un diplôme d’expert en exploration et valorisation des ressources minérales en France. En 1987, il est certifié en planification et politique énergétique de l’université de Pennsylvanie aux Etats-Unis. Bétonus Pierre a commencé sa carrière à la fonction publique en 1979 au Bureau des Mines et de l’Energie en tant que géologue junior à la direction des Ressources énergétiques. Après avoir occupé le poste de chef de service de planification énergétique, il devient directeur des ressources énergétiques de 1995 à 2006. Après vingt-six ans de carrière au Bureau des Mines et de l’Energie, il travaille aujourd’hui comme consultant pour la Banque Mondiale sur des questions liées au secteur énergétique. Il a participé à plusieurs de travaux de recherche sur l’énergie, les hydrocarbures et les ressources minières. Il a également collaboré à plusieurs publications et participé à de nombreuses conférences et séminaires. Il est membre de la Fondation Haïtienne de l’Environnement (FHE).

L’INTERVIEW

Quelles sont les énergies utilisées actuellement en Haïti ?
« L’utilisation de l’énergie dépend des secteurs de consommation. Au niveau des ménages, on utilise le bois de feu et le charbon de bois ainsi que le gaz propane. Le secteur industriel utilise le bois dans les boulangeries et les blanchisseries, le gaz et l’électricité. Dans le secteur du commerce et des services, on retrouve le gaz, le bois et l’électricité. Le bilan énergétique indique les différents types de ressources utilisées. Il y a les ressources nationales locales qui représentent de 75 à 80 % selon les années. Il y a le reste qui représente les énergies importées et plus spécifiquement les produits pétroliers. Cependant, concernant les produits pétroliers, il existe différents types de consommation. Le plus grand consommateur des produits pétroliers est le secteur du transport suivi de la production d’électricité. »

« EN HAÏTI, LE SECTEUR ÉNERGÉTIQUE SOUFFRE D’UN DÉFICIT DE GESTION INSTITUTIONNELLE. L’ÉNERGIE EST GÉRÉE PAR QUATRE MINISTÈRES »

 

Quand l’on parle d’énergie, cela ne concerne donc pas que l’électricité…
« Il y a effectivement une tendance, dès que l’on parle d’énergie, de penser seulement à l’électricité. Mais savez-vous que dans le bilan énergétique global de ce pays, la consommation d’électricité ne représente que 2 % ? Les secteurs les plus dominants sont les résidences qui consomment de 70 à 80 % selon les années. Le secteur industriel qui produit les biens ne consomme que 14 % à 15 %. Le schéma de consommation d’énergie du pays explique notre état de développement. »

Haïti a-t-elle les ressources pour être autosuffisante en énergie ?
cha-Invite-BetonusPierre-070416-8234THJAC-01-RET-sm
« Si nous produisions 80 % de notre énergie consommée à partir des ressources locales, nous pourrions dire que nous allons vers l’autosuffisance énergétique. Mais ce n’est pas le cas parce que la ressource utilisée à outrance c’est le bois qui est mal utilisé avec une efficacité de l’ordre de 20 %. Or quand vous utilisez seulement cette portion d’une énergie disponible, c’est un gaspillage énorme. Et nous constatons les conséquences de ce gaspillage. Il faudrait prendre les autres sources d’énergie comme le solaire, l’éolien et l’hydraulique pour voir si l’ensemble peut amener à l’autosuffisance. Nous avons certainement un potentiel énergétique cependant, mis à part l’hydroélectricité pour laquelle la technologie est prouvée et déjà utilisée en Haïti, les autres technologies sont quasiment au point mais pas au même niveau de maturité. Ensuite, les investissements pour mettre en valeur les ressources dont nous disposons sont énormes. Si nous nous basons sur la demande actuelle qui n’est pas satisfaite à 100 %, le potentiel pourrait satisfaire cette demande. Mais si nous projetons d’avoir une économie émergente dans trente à cinquante ans, il faut prévoir la consommation énergétique pour soutenir ce développement. Il n’y a pas de développement sans consommation d’énergie. Si les investissements nécessaires sont disponibles, nous pouvons avoir une certaine autonomie pendant un certain temps. Nous ne pouvons pas être autonomes indéfiniment parce que les ressources sont limitées. Il n’y a pas de pays qui soit totalement autosuffisant en énergie indéfiniment. Vous pouvez avoir une source d’énergie pour un secteur donné et vous pouvez avoir d’autres sources que vous pouvez importer pour un autre secteur. »

DATES CLÉS
1978 Licence en Génie civil
1979 Certification en planification et politique énergétique (SFI)
1992 Chevalier de l’Ordre national du Travail
1995 Directeur des ressources énergétiques du BME
2012 Prix VPU équipe de la Banque Mondiale


Pouvons-nous miser sur les énergies vertes pour alimenter tous nos besoins ?
« Il faut voir les choses avec mesure. Il faut considérer les sources d’énergie qui sont porteuses de développement. Celles que nous utilisons pour la production de biens et de services, ce sont surtout l’électricité et les produits pétroliers. Si nous prenons l’électricité et nous voulons qu’elle soit la source d’énergie primordiale pour la production de biens et de services, la réponse est difficilement oui, parce que nous avons une contrainte dans la disponibilité d’électricité. Est-ce que nous pouvons produire de l’électricité à partir des sources d’énergie verte dont nous disposons ? Oui nous pouvons le faire. Cependant, le premier investissement est un facteur limitant dans la production des énergies vertes. Si nous avons les moyens pour investir, nous pouvons le faire. Mais il faut noter qu’à l’exploitation, c’est-à-dire sur la durée de vie, ce sont les sources les plus attrayantes. »

cha-Invite-BetonusPierre-070416-8237THJAC-01-RET-sm

« IL N’Y A PAS QU’UNE SOLUTION EN MATIÈRE D’ÉNERGIE. LA MEILLEURE RESSOURCE EST CELLE QUE L’ON N’A PAS GASPILLÉE »

 

Aujourd’hui, dans le monde, on parle de la nécessité des énergies vertes. En Haïti, nous avons un potentiel identifié. Est-il facile pour nous d’aller vers ces énergies ?
« D’abord il faudrait une volonté nationale. Même avec cette volonté et des plans stratégiques qui prévoient l’adoption des énergies renouvelables, il faut avoir les investissements. Dès qu’il est question de contraintes et d’investissements, je ne dirai pas que c’est facile. Je dirais que c’est possible. »

Au niveau institutionnel, pensez-vous que nous avons actuellement la meilleure approche pour aborder le problème de l’énergie ?
« En Haïti, le secteur énergétique souffre d’un déficit de gestion institutionnelle. L’énergie est gérée par quatre ministères. Nous avons le ministère des Travaux publiques ayant sous sa tutelle le Bureau des Mines avec la cellule de l’énergie, le ministère de l’Environnement, le ministère du Commerce et de l’Industrie, pour la commercialisation des produits pétroliers, et le ministère de l’Economie et des Finances qui, à travers le BMPAD, s’occupe des commandes d’importation. Il y a aussi Electricité d’Haïti (EDH). Il faut bien comprendre qu’avec ce mélange, il est difficile de bien gérer le secteur énergétique. Autrement dit, même s’il y a des travaux de planification stratégique, dès qu’il faut prendre une décision, le fait qu’il y ait plusieurs institutions en charge n’arrive pas à produire l’effet qu’il faut. »

Quelle est selon vous la meilleure formule pour bien adresser le problème ?
« Je pense qu’il faut d’abord régler le problème institutionnel pour qu’il y ait une seule institution qui gère l’énergie. Il faut avoir un plan stratégique de l’énergie qui soit approuvé par les instances décisionnelles. Des plans existent, il suffit de les actualiser. Une fois ce problème managérial résolu, il faut maintenant trouver les investissements pour attaquer le problème. On dit toujours que ce n’est pas l’argent qui manque, il faut savoir comment trouver cet argent. Pour trouver cet argent, il faut avoir un plan consolidé et logique qui répond à une certaine vision et qui soit endossé par les autorités de décision. »

Vous avez passé vingt-six ans au Bureau des Mines et de l’Energie, avez-vous assisté à des réflexions sérieuses sur la question énergétique du pays ?
« Il y a des plans stratégiques de développement du secteur énergétique. Il y a eu même dans les années 2005-2006, un plan de développement du secteur énergétique sur vingt ans. C’est un document qui existe, remanié parfois par des gouvernements, mais qui n’a jamais été mis en application. De mémoire, je peux citer au moins quatre documents qui traitent de la planification du secteur énergétique. Ce ne sont pas les réflexions qui manquent mais plutôt la mise en œuvre de ces réflexions dans le secteur. »

A quel niveau se situe donc le blocage ?
« Je vous l’ai dit, quand vous avez quatre ou cinq institutions qui s’occupent de la même chose, cela signifie que personne ne s’en occupe vraiment. Si le problème institutionnel n’est pas résolu nous n’irons nulle part. C’est très sérieux, parce que je viens de vivre trois décennies où le problème se pose sans jamais être résolu. Pour moi, le problème institutionnel est le nœud gordien. En plus du problème institutionnel, il faut résoudre la question du financement. Il faut aussi avoir un cadre légal bien défini pour attirer les investissements dans le secteur. Ce sont des investissements majeurs qui ne doivent pas obligatoirement être engagés par l’Etat. Cependant, l’Etat doit activer la mise en place d’un cadre légal pour encourager les investissements privés. Il faut un véritable partenariat public-privé gagnant. »

Pensez-vous qu’il soit judicieux d’exploiter notre charbon minéral malgré les problèmes écologiques ?
« Il faut voir la chose sous deux angles. On parle certes d’économie verte dans le monde, il faut y souscrire puisque nous sommes dans un village global. C’est une question de vision. Le gisement de charbon que nous avons est la seule ressource fossile que nous avons qui soit prouvée. Il est de qualité moyenne avec de fortes teneurs en cendres et en souffre. Cependant, il existe des technologies pour l’exploiter et éviter trop de contaminations. Nous avons un besoin de mettre en balance les éléments quand nous avons la ressource et que nous sommes dépendants de l’extérieur. Les ressources importées représentent 20 % de notre bilan énergétique et elles consomment 50 % de nos capacités d’importation. C’est un fardeau énorme. Donc, il nous faut nous retourner vers les ressources locales avec la préoccupation d’une meilleure utilisation en termes de rendement. Nous ne pouvons pas nous payer le luxe de gaspiller le peu de ressources dont nous disposons. Un axe important pour le pays est de promouvoir l’économie et la conservation de l’énergie à travers les technologies. »

« NOUS AVONS DES RESSOURCES QUI NE SONTPAS ENCORE EXPLOITÉES, IL FAUT SEULEMENT DE BONNES DÉCISIONS »

 

Selon les documents officiels, nous avons un potentiel hydraulique de 153 MW or nous savons qu’avec la dégradation de l’environnement beaucoup de rivières sont asséchées, ne faut-il pas réviser ces chiffres ?
« Il y a un besoin d’actualiser ces données. D’ailleurs, ces chiffres sont cités mais on sait très bien que si nous allons les exploiter, nous allons repenser tout ça. Maintenant, est-ce un inventaire exhaustif ? J’ai des doutes. Cet inventaire a été réalisé depuis 1975 par une firme canadienne et il n’y a jamais eu d’inventaire complémentaire. Pour avoir travaillé dans le secteur, je sais qu’il y a des sites qui n’ont pas été inventoriés. On parle de 153 MW mais je crois que si les recherches sont approfondies nous pouvons en trouver plus. »

Nous avons environ 30 % de couverture végétale, moins de 2 % de couverture forestière et une population qui croît alors que le bois est la principale source d’énergie. Quelle est la meilleure formule pour remplacer le bois ?
« Il n’y a pas qu’une solution en matière d’énergie. La meilleure ressource est celle que l’on n’a pas gaspillée. Le charbon de bois est utilisé actuellement à 22 % de rendement alors que nous pouvons atteindre 45 % de rendement. En mettant en place un système de conservation de l’énergie au niveau de la cuisson, déjà on gagne sur l’utilisation. C’est une mesure qui n’est pas coûteuse et qui doit être fortement encouragée. Il y a l’option de substitution par le gaz propane et par l’électricité. Cependant, l’électricité pour la cuisson est trop chère, elle n’est pas à prendre en compte dans une stratégie de substitution nationale. »

En termes d’incitations, que doit-on mettre en place pour adresser le problème de l’énergie et se tourner vers les énergies durables ?
« Le cadre légal est indispensable. Il y a aussi des incitations fiscales sur des équipements reconnus comme performants. Il faut responsabiliser et informer le consommateur de ces options pour qu’il puisse se les approprier et les utiliser de manière efficace. »

Comment voyez-vous l’avenir énergétique d’Haïti ?
« Si nous continuons sur la même trajectoire, ce sera la catastrophe. Si les mesures appropriées sont prises, il y a un avenir. Nous avons des ressources qui ne sont pas encore exploitées, il faut seulement de bonnes décisions. Si nous prenons les mesures qu’il faut, nous pouvons redresser la barre. »