La téléphonie mobile est-elle de qualité ?

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Georges H. Rouzier / Challenges

Natcom et Digicel se partagent actuellement le marché de la téléphonie mobile en Haïti pour fournir un piètre service à des consommateurs livrés à eux-mêmes. En dépit des difficultés de l’économie, les deux compagnies engrangent des revenus importants sans améliorer la qualité de leurs réseaux. Le service pourrait être différent si l’Etat assumait ses responsabilités.
Par Ralph Thomassaint Joseph

Stéphanie Lubin se balade avec deux portables dans son sac à main, chacun fonctionne avec une carte SIM des deux opérateurs sur le marché. Elle explique qu’elle n’a pas le choix, puisque l’interconnexion entre les deux compagnies est parfois impossible. « Chacun a son lot de problèmes », déclare-t-elle, désabusée. Comme Stéphanie, de nombreuses personnes ne font pas la différence du meilleur service fourni par telle ou telle compagnie. Pourtant, Digicel et Natcom, dans leurs campagnes de publicité, ne cessent de marteler qu’elles ont chacune le meilleur réseau du pays. « Ce sont deux compagnies nulles, lâche Marielle énervée. Mes minutes disparaissent sans que je sache comment je les dépense. J’ai deux téléphones à cause de la mauvaise qualité du service. » Chaque jour, les plaintes des clients des deux fournisseurs du pays se multiplient sans trouver écho du côté des dirigeants. Le Conseil national des télécommunications (Conatel), régulateur du secteur, fait toujours profil bas.

En 2006, Digicel s’implanta en Haïti en offrant des services de téléphonie mobile qui ont révolutionné le marché. A l’époque, seulement 5 % des Haïtiens possédaient un téléphone portable que deux compagnies, Haïtel et Comcel, faisaient payer à prix d’or. Digicel espérait 300 000 clients sur cinq ans. En un mois, ce chiffre était dépassé et, en l’espace de quatre ans, la compagnie comptait plus de 2 millions d’abonnés sur son réseau. Par les revenus qu’elle procurait, Digicel Haïti figurait en deuxième position sur les 32 territoires où le groupe s’est implanté. Pour avoir massifié la communication, la population a témoigné sa reconnaissance envers la compagnie lors des émeutes de la faim de 2008, en épargnant ses locaux des saccages. En 2012, Digicel fit l’acquisition de Voilà, son principal concurrent, pour devenir le premier opérateur national de téléphonie mobile contrôlant 80 % du marché. En Haïti, elle compte plus de 5 millions d’abonnés et génère un revenu annuel de plus d’un demi-milliard de dollars.

 LES COMPAGNIES de téléphonie mobile s’affichent partout en multipliant le marketing au détriment de l’amélioration des services. Photographies par Georges H. Rouzier / Challenges
LES COMPAGNIES de téléphonie mobile s’affichent partout en multipliant le marketing au détriment de l’amélioration des services. Photographies par Georges H. Rouzier / Challenges

Natcom adopte une autre stratégie
En 2010, Viettel fait acquisition de 60 % des actions de la Téléco, l’ancienne unique compagnie de téléphonie nationale. La Téléco, dirigée par des Vietnamiens, devient la Natcom. Dès son implantation, son réseau a été régulièrement saboté et elle dénonçait la concurrence déloyale de son concurrent. Pour s’attirer les clients, Natcom choisit de garder ses prix très bas. « Sur notre réseau, nous avons un plan d’un centime par minute et un forfait illimité de communication jusqu’à sept heures du soir, pour seulement neuf gourdes », affirme Hoang Van Ngoc, PDG de Natcom. Actuellement, Natcom possède 40 % du marché avec 2 millions d’abonnés sur son réseau et génère un revenu annuel de 110 millions de dollars.

Un service très peu apprécié
Une page Facebook « Coup de gueule contre la Digicel » a été créée sur laquelle un slogan de la compagnie a été déformé pour se lire ainsi : « De loin, le pire réseau ». « Digicel nous met une sébile à la main pour quémander des minutes », écrit Carolan pour dénoncer ses crédits qui s’épuisent sans justification. Chaque jour, Yasmine perd 7,50 gourdes sur son téléphone pour une offre d’assurance qu’elle a demandé de résilier depuis environ six mois. « Le service à la clientèle chez Natcom n’est guère sympa, dénonce pour sa part Lexis. Dans leurs bureaux, on nous reçoit vraiment mal. J’utilise les deux réseaux, c’est triste de voir comment ils contrôlent le marché. »

Chaque jour les plaintes s’accumulent et les frustrations grandissent sans qu’elles soient considérées par les autorités. Depuis 2012, le Conseil national des télécommunications a annoncé la portabilité du numéro qui permettrait à un abonné de conserver son numéro tout en changeant de fournisseur. Cette décision stimulerait la compétition entre les opérateurs et, du coup, améliorerait la qualité du service. Le Conatel a toujours ignoré les plaintes des consommateurs. En juin 2014, Digicel a décidé unilatéralement de bloquer les applications Voice over IP (du type Skype) sur son réseau. Le Conatel a pris un mois pour réagir par une simple note rappelant l’illégalité de l’action.

A quand un meilleur service ?
Le service peut s’améliorer reconnaît Hoang Van Ngoc, PDG de Natcom, si Digicel accepte de casser les prix. « Mais si elle casse les prix, elle n’aura pas d’argent pour investir dans d’autres entreprises », fait-il remarquer. Pour diversifier ses revenus, Digicel investit dans les domaines de l’hôtellerie, la microfinance, la Lotto, l’Internet, la télévision numérique pour ne citer que ceux-là.

Il existe un seuil plafond fixé par l’autorité publique et les compagnies sont libres d’ajuster leurs prix jusqu’à ce seuil. « Le Conatel devrait fixer les prix pour apporter plus de bénéfices aux Haïtiens », souligne Hoang Van Ngoc. Par ailleurs, pour un meilleur service, il faut la stabilité politique, la sécurité et une certaine ouverture pour que les opérateurs investissent dans les équipements qu’il faut pour améliorer le système. Chaque année, Digicel rassemble des dizaines de journalistes des principaux médias dans le cadre de « La journée des médias de la Digicel ». Ces journalistes se délectent pendant une journée aux frais de la compagnie portant des vêtements estampillés du logo de la marque. Les dérives des compagnies ne sont pas rapportées par beaucoup de médias qui fonctionnent en partie grâce aux publicités de ces opérateurs. les utilisateurs, quant à eux, payent un service qui n’est pas à la hauteur.

 BEAUCOUP doivent avoir deux téléphones portables afin de pallier les déficiences des deux opérateurs.
BEAUCOUP doivent avoir deux téléphones portables afin de pallier les déficiences des deux opérateurs.

 REYNOLD GUERRIER, Président du Groupe de support en informatique et en statistiques (GSIS). Promoteur du salon technologique E2TECH
REYNOLD GUERRIER, Président du Groupe de support en informatique et en statistiques (GSIS). Promoteur du salon technologique E2TECH

L’AVIS DE Reynold Guerrier

« NOUS FAISONS FACE À UN DUOPOLE OÙ LES DEUX COMPAGNIES
S’ENTENDENT TACITEMENT POUR SE PARTAGER LE MARCHÉ »

« Les deux compagnies abordent le marketing de manière très différente. Digicel adopte une stratégie de marketing féroce et Natcom épouse la logique de l’ancien modèle de l’opérateur historique qui, en situation de monopole, faisait la loi sur le terrain. Actuellement, le service de Natcom est pire que celui que fournissait la Téléco. Il n’y a pas vraiment une différence dans le service qui encouragerait un consommateur à aller vers une autre compagnie. Pourtant, le service aurait pu être de meilleure qualité. Malheureusement, nous faisons face à un duopole où les deux compagnies s’entendent tacitement pour se partager le marché. Rien ne se fait réellement pour que l’un empiète sur la part de marché de l’autre. Il y a donc de la place pour qu’un troisième opérateur s’installe et dynamise la concurrence. Les fournisseurs n’améliorent le service que lorsque le consommateur a une pluralité de choix. Si l’Etat défendait ses citoyens, l’attitude du Conatel aurait été différente. Il ne défend pas les consommateurs. C’est pourquoi, au niveau de la société civile, les citoyens doivent s’organiser pour défendre véritablement leurs intérêts. Les médias doivent se lancer dans une politique d’éducation pour faire comprendre au consommateur qu’il a des droits. Avec cette situation de duopole et cette concurrence diplomatique, les compagnies se permettent de faire ce qu’elles ne pourraient pas dans un marché hautement compétitif. Un troisième opérateur régulerait le marché et la différence au niveau du service serait bien meilleure. »


Que fait le Conatel ?

Le Conseil national des télécommunications (Conatel) est un organisme créé par décret le 27 septembre 1969. Il assure, entre autres, l’arbitrage des différends à l’occasion de conflits entre les compagnies pour toutes questions relatives aux télécommunications. Le Conatel régule la télécommunication à partir du décret du 12 octobre 1977 publié par Jean-Claude Duvalier, qui accorde à l’Etat le monopole des services de télécommunications. Cette législation, ne prend pas en compte toutes les transformations et les nouvelles exigences du secteur de la télécommunication.

Le nouveau directeur de l’institution, Jean Marie Altéma, a refusé de se prononcer sur ce dossier dans nos colonnes, se contentant d’expliquer : « En tant que régulateur, je ne peux pas participer dans un article qui implique Digicel et Natcom ». Il s’est refusé de fournir la moindre information sur les compagnies indiquant tout simplement qu’une journée portes ouvertes sera bientôt organisée pour répondre à toutes sortes de questions.