Le Dr Jeanne Marjorie Joseph milite pour une médecine légale fonctionnelle
en Haïti. Pour elle, la justice est bloquée sur certains dossiers car l’importance
des médecins légistes est trop souvent négligée.
Par Ralph Thomassaint Joseph
Née à Saint-Michel-de-l’Attalaye, le Dr Jeanne Marjorie Joseph a grandi dans une famille de dix enfants. Après son diplôme de l’Université d’Etat d’Haïti, elle s’est spécialisée en anatomie pathologique et en médecine légale en France. De retour en Haïti, elle a participé en 1999 à la création de l’Unité de recherche et d’action médico-légale (URAMEL), une organisation qui regroupe des professionnels du droit et de la santé dont elle est la coordonnatrice. Elle est l’un des deux médecins spécialistes en médecine légale en Haïti actuellement. Jeanne Marjorie Joseph a réalisé de nombreuses études post-universitaires notamment en psycho-traumatologie, équité de genre et en pédagogie des sciences de la santé. Elle est membre de la coordination concertation nationale contre les violences faites aux femmes.
Depuis 2002, elle enseigne la médecine légale et l’anatomie pathologique aux facultés de médecine de l’Université d’Etat d’Haïti et l’Université Notre Dame d’Haïti. Elle a réalisé plusieurs travaux de recherche et a contribué dans plusieurs publications. Elle développe des programmes de formation pour les professionnels du droit et de la santé ou le secteur associatif sur la prise en charge pluridisciplinaire et intégrée des victimes de violence, la médecine légale, la citoyenneté responsable, la protection et la promotion des droits des enfants, l’accompagnement psychosocial. Elle participe par ailleurs à différentes plateformes d’organisations de la société civile intéressées à la problématique de la violence.
L’INTERVIEW
Pourquoi aviez-vous choisi de vous spécialiser en médecine légale alors que la discipline n’existait pas en Haïti ?
« C’est justement parce que c’est une spécialité qui n’existait pas. Je lisais beaucoup sur la médecine légale et il y a le livre Enquête sur un cas d’avortement criminel qui m’a beaucoup marquée. J’ai eu aussi mon oncle qui avait été assassiné et il y avait beaucoup de difficultés pour avoir une autopsie de son cadavre parce qu’il n’y avait pas de médecins légistes à l’époque. Après ma graduation en 1991, je suis partie aux Etats-Unis pour passer mon matching test afin de m’installer là-bas. Après, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas rester en dehors d’Haïti. Après le retour à l’ordre constitutionnel, je suis revenue et j’ai obtenu une bourse d’études en France où je me suis spécialisée en médecine légale et réparation juridique du dommage corporel et en anatomie pathologique. »
« IL FAUT FAIRE UN PLAIDOYER AUPRÈS DE L’ETAT HAÏTIEN, NOTAMMENT AUPRÈS DU PARLEMENT, POUR QU’IL COMPRENNE L’IMPORTANCE DE LA MÉDECINE LÉGALE ET QU’IL Y CONSACRE SUFFISAMMENT D’ARGENT »
Qu’est-ce que la médecine légale ? En quoi consiste le travail d’un médecin légiste ?
« La médecine légale, c’est la médecine au service du Droit. C’est la médecine de toutes les situations de violence. Dès qu’il y a atteinte à l’intégrité de la personne dans le cadre d’une infraction, le médecin légiste est là pour aider la Justice à obtenir les preuves. Si cette personne est décédée de mort violente, de mort suspecte ou de mort dont la cause n’est pas connue, le magistrat fait appel au médecin légiste pour l’aider à déterminer les causes et les circonstances du décès. Même si ce n’est pas dans le cadre d’une infraction, par exemple dans le cadre d’une maladie professionnelle, là encore, le médecin légiste intervient pour évaluer les dommages subis par cette personne pour l’obtention de dommages-intérêts. La médecine légale est là pour faire l’expertise et aider à étayer la preuve. »
Il y a aussi l’autopsie des cadavres…
« La médecine légale ne commence pas avec l’autopsie et nous avons du mal à le faire comprendre même à des magistrats, encore plus à la population. Elle commence sur une scène de crime car c’est là que doit commencer l’investigation. Si on trouve un corps, le magistrat ou le policier n’a pas de compétence pour dire si la personne est vraiment décédée. Malgré tous les efforts de sensibilisation, beaucoup n’arrivent pas à comprendre jusqu’à présent l’importance d’une scène de crime en Haïti. »
DATES CLÉS 1999 Diplôme en médecine légale et anatomie pathologique 1999 Création de l’Unité de recherche et d’action médico-légale (Uramel) 2008 Chevalier de l’ordre national Honneur et Mérite 2010 Création du centre de psycho-trauma de l’Uramel |
N’y a-t-il que les médecins légistes qui doivent délivrer les certificats médicaux ?
« Lorsque quelqu’un décède, il faut un certificat de décès délivré par un médecin ou tout professionnel de la santé. Dans ce certificat, le médecin doit mentionner la cause du décès. S’il ne connaît pas la cause, il doit alerter le commissaire du gouvernement. En France, c’est ce qu’on appelle obstacle médico-légal. C’est en fonction de ce certificat qu’un officier d’état civil peut octroyer un permis d’inhumer. Ce qui veut dire qu’on n’aurait pas dû enterrer les corps sans un certificat médical. Lorsque quelqu’un décède soit par mort violente, mort inconnue ou mort suspecte, le cadavre appartient à la Justice jusqu’à ce qu’elle estime qu’elle a suffisamment d’informations pour autoriser son inhumation. Or, lorsqu’on trouve un corps dans la rue, on n’alerte ni la Justice ni la police, on retrouve ce corps à l’hôpital général où il n’y a pas réellement de morgue. C’est un corps qui va entrer en putréfaction, ce qui n’est pas normal.
Pour moi, en Haïti, lorsque l’on parle de médecine légale, je vois une médecine légale au sens large, c’est-à-dire qu’à chaque fois qu’une autorité judiciaire fait appel à un médecin pour l’aider à résoudre un problème, il n’y a pas nécessairement besoin d’un médecin légiste, surtout que nous ne sommes que deux actuellement. Pour les cas de coups et blessures et d’agressions sexuelles, je pense que nous avons formé suffisamment de médecins qui peuvent examiner et délivrer un certificat médical. Mais pour tout ce qui touche à la thanatologie, qui regroupe la levée de corps et l’autopsie sur les cadavres, je pense qu’il faut un médecin légiste. »
Un particulier peut-il faire appel à vos services pour fournir des preuves à la Justice ?
« C’est l’Etat qui est chargé de rendre la Justice. Dès qu’on parle d’infraction, on parle de commissaire du gouvernement qui va engager la poursuite. Je suis auxiliaire du gouvernement, je travaille pour la loi, mais pas pour un particulier. En tant qu’auxiliaire de la Justice, le médecin légiste ne peut pas se saisir seul, il doit être réquisitionné par une autorité judiciaire. »
« LA MÉDECINE LÉGALE NE COMMENCE PAS AVEC L’AUTOPSIE ET NOUS AVONS DU MAL À LE FAIRE COMPRENDRE MÊME À DES MAGISTRATS, ENCORE PLUS À LA POPULATION »
Etant donné que vous êtes seulement deux médecins légistes, êtes-vous très sollicités par les acteurs judiciaires ?
« Avec tous les crimes commis dans ce pays, je n’aurais normalement pas dû avoir de temps pour cette interview. Cela signifie que la Justice ne fait pas son travail. D’après la loi, dès qu’il y a mort violente, suspecte ou subite, l’officier de police judiciaire ne peut pas se déplacer sans la présence d’un professionnel de la santé. Un magistrat ne peut pas, par exemple, évaluer la gravité d’une blessure. Dans la réalité, nous ne sommes jamais sollicités sur les scènes de crime. Parfois, nous recevons une ordonnance ou une réquisition pour la réalisation d’une autopsie. Mais l’autopsie n’est pas tout. Ces jours-ci, on parle d’intoxication au méthanol. Nous aurions dû avoir une autopsie de ces cadavres, pratiquer des prélèvements pour des examens toxicologiques et des prélèvements sur des organes pour analyse anatomopathologique. Mais nous ne sommes pas sollicités. Parfois, on fait appel à nous. C’était le cas pour le carnaval en 2015, lorsqu’il y a eu des décès. Nous avons été appelés dès le lendemain et nous avions travaillé douze heures durant pour pratiquer les autopsies. »
Parvenez-vous à vivre de votre métier de médecin légiste ?
« Non. En revenant en Haïti, j’ai été nommée médecin légiste. Il n’y avait pas encore d’Institut médico-légal (IML) et nous travaillions à la morgue de l’hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti. Avec l’appui de la coopération française, nous avons mis sur pied l’Institut médico-légal. En raison de multiples problèmes, le Dr Armel Demorcy et moi-même avions décidé de ne plus exercer. Nous avons démissionné tout en continuant à pratiquer les autopsies. Ce n’est que récemment que j’ai reçu ma lettre de réintégration au sein de l’institut. »
En 1999 vous avez créé l’Uramel, en quoi consiste le travail de cette institution ?
« Il faut faire la distinction entre l’IML et l’Uramel. L’IML est une institution publique chargée de réaliser les expertises médico-légales. L’Uramel est une initiative citoyenne. Face au vide de médecins légistes, nous avons rencontré les professionnels du droit et de la santé à travers pays pour faire un état des lieux. Ils nous ont formulé les recommandations de former et de sensibiliser les professionnels du droit et de la santé, ainsi que la population en général, sur la médecine légale. Ils nous ont aussi recommandé de faire de la recherche et de la production, de faire du lobbying et du plaidoyer auprès de l’Etat. C’est exactement le travail que mène l’Uramel. »
Commencez-vous à ressentir les retombées de ces actions ?
« Le grand problème, c’est la déperdition des ressources humaines. Parfois, on forme des policiers et des magistrats qui ne restent pas dans le système. D’où la nécessité de pratiquer la formation continue. Heureusement, pour l’instant, il y a un cours de médecine légale dans le cursus des professionnels de la santé et à l’Ecole nationale de la magistrature. »
En juillet dernier l’IML a officiellement ouvert ses portes pour finalement fonctionner cette année sans budget. Selon vous, qu’est-ce qui explique cette négligence de l’Etat à rendre le fonctionnement de l’institut efficient ?
« Il faut voir si les personnes sont à leurs vraies places pour bien comprendre l’importance de l’institut et apporter les solutions nécessaires. Il faut voir si c’est une priorité pour elles. Il ne faut pas nous voiler la face, nous aurons des instituts médicaux-légaux fonctionnant dans ce pays le jour où nous aurons un véritable Etat de droit en Haïti. »
Depuis votre retour en Haïti, avez-vous l’impression d’avoir travaillé en vain ?
« Je ne pense pas. Je pense qu’il y a des acquis. De plus en plus de personnes commencent à comprendre l’importance de la médecine légale. Mais cela évolue en dents de scie. Aujourd’hui, quand vous voyagez à travers le pays, vous trouverez quand même un professionnel de la santé ou un juriste qui a suivi un cours en médecine légale. Je pense que c’est un point positif parce qu’avant 1999, personne ne parlait de médecine légale en Haïti. Le fait même d’entendre à la radio, par exemple, que les gens se plaignent que la Justice ne demande pas d’autopsie, montre que la population commence à comprendre l’importance de la médecine légale. Il reste beaucoup de travail à réaliser et je pense qu’il faut une implication plus forte de la population. Il faut qu’elle se mobilise et continue à demander justice et que ses droits soient respectés. Elle doit être plus proactive dans sa quête de justice. »
Vous dites que vous êtes rétablie dans vos fonctions à l’IML, cela signifie-t-il que tout fonctionne désormais ?
« L’IML a ouvert ses portes en grande pompe en présence de la presse et des plus hautes autorités du pays. Avec la construction de la faculté de médecine, ils ont dit que le terrain leur appartenait, du coup, nous n’avons plus l’accès à l’institut et nous devons passer par derrière, par un couloir, pour y accéder. Avec le Dr Demorcy, nous continuons à réaliser des autopsies lorsqu’il est fait appel à nous. Mais, comme je vous ai dit, la médecine légale n’est pas que l’autopsie. Je ne pense pas que nous sommes en mesure de pratiquer certaines analyses de toxicologie en Haïti, ni un bon examen anatomopathologique. Donc, ce n’est pas qu’une question d’autopsie, c’est beaucoup plus large que cela. »
« IL FAUT UNE LOI ORGANIQUE QUI RÉGLEMENTE L’IINSTITUT MÉDICO-LÉGAL AFIN QU’IL DISPOSE DE SON PROPRE BUDGET DE FONCTIONNEMENT »
Avez-vous des recommandations pour la médecine légale ?
« Il faut faire de la formation continue à tous les niveaux, sensibiliser la population pour qu’elle sache intervenir sur les scènes de crime et les protéger. Il faut faire un plaidoyer auprès de l’Etat haïtien, notamment auprès du Parlement, pour qu’il comprenne l’importance de la médecine légale et qu’il y consacre suffisamment d’argent. Il faut une loi organique qui réglemente l’IML afin qu’il dispose de son propre budget de fonctionnement. Même quand l’IML aura les meilleurs les équipements, des ressources humaines formées et performantes, si la Justice et l’Etat haïtien ne comprennent pas l’importance de la médecine légale, nous n’allons pas pouvoir fonctionner. Nous devons par ailleurs engager des partenariats avec des laboratoires d’autres pays en attendant que nous soyons équipés pour pratiquer les examens que nous ne sommes pas en mesure de réaliser actuellement. »
Encouragez-vous les jeunes à s’engager dans la voie de la médecine légale ?
« Je vous dis tout de suite non parce que le prêtre doit vivre de l’autel. Il n’y a pas d’opportunité pour eux. Nous avons mené une initiative où, face à la carence en médecins légistes, nous avions formé des équipes de scènes de crime par commune (médecins, policiers, magistrats). Après la formation, nous n’avons pas pu passer à la phase pratique parce que les médecins formés n’ont jamais été nommés. »