Les familles haïtiennes risquent de ne plus pouvoir recevoir les 2 à 3 milliards de dollars que leurs proches de la diaspora leur transfèrent chaque année. Une fois les lettres de crédits et correspondances bancaires suspendues, même provisoirement, le pays fera face à une catastrophe économique irréparable. 
Par Guamacice Delice

La menace est bien réelle. Les engagements pris par les acteurs concernés lors de conférence-débat de la BRH en août dernier n’ont malheureusement pas été suivis des actes escomptés. Quant aux députés, ils sont partis en vacances. Ces derniers n’ont rejoint leur circonscription que le 12 septembre dernier, sans même avoir voté le projet de loi portant organisation et fonctionnement de l’Unité Centrale de Renseignement Financier (UCREF), conformément aux annonces faites par les pouvoirs de l’État et les opérateurs bancaires, à Port-au-Prince. Après tant de tentatives infructueuses, les députés, qui ont malgré tout réussi à compléter la loi sur le blanchiment des avoirs et le financement du terrorisme, n’ont pas pu tenir séance. Néanmoins, tout n’est pas perdu. L’Exécutif peut toujours les convoquer en session extraordinaire autour d’un menu qui tiendrait compte de la loi-cadre de l’UCREF. De son côté, le Sénat devra compléter le vote des amendements de la loi du 11 novembre 2013. Si Haïti se soumet aux normes prudentielles internationales avant le 30 novembre, le pays pourrait éviter que les autres états de la Caraïbe ne le considèrent comme une juridiction non coopérative.

Les acteurs haïtiens avaient pourtant pris des engagements le 26 Août 2016 dans le cadre de la nécessité de satisfaire les exigences internationales relatives aux blanchiments des avoirs et au financement du terrorisme. Les opérateurs bancaires, les représentants du Forum Économique du Secteur Privé et des pouvoirs de l’État avaient convenu de poser des actions concrètes pour éviter la mise en quarantaine d’Haïti par les institutions financières étrangères, notamment américaines. La conférence-débat que la Banque de la République d’Haïti et le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique avaient organisée à Port-au-Prince était l’occasion de sensibiliser les personnalités et institutions concernées aux risques qu’encourt Haïti si le Groupe d’Action Financière de la Caraïbe fait une nouvelle déclaration publique à son sujet.

Un système financier malade
Ainsi, lors de la 43e séance plénière du GAFIC en Juin dernier en Jamaïque, les représentants du groupe avaient estimé qu’Haïti n’avait pas consenti suffisamment d’efforts pour assainir son environnement financier, s’appuyant sur les conclusions d’une mission exploratoire qui établissaient que « le système financier haïtien se trouvait dans une situation très grave, notamment pour ce qui concerne les relations des banques correspondantes ». Le ministre haïtien de la justice et de la sécurité publique, Camille Edouard Junior, l’a lui même rappelé : « Le parlement haïtien a déjà adopté la loi du 14 mai 2012 relative aux banques et aux institutions financières, celle du 11 novembre 2013 sanctionnant le financement du terrorisme et le blanchiment des capitaux, amendée le 7 septembre 2016 par les députés en attendant le Sénat; et celle du 8 mai 2014 portant sur la prévention et la répression de la corruption. Il est également indispensable pour Haïti d’adapter la formation des agents de l’Unité de Lutte contre la Corruption (ULCC), de l’Unité Centrale et de Renseignement Financier (UCREF), de la Commission Nationale de Lutte contre la Drogue (CONALD) et de la Commission Nationale de Lutte contre le Blanchiment des Avoirs aux nouvelles exigences internationales ».

MULTIPLICATION des bureaux de transfert ces dernières années. Franckenson Lexis / Challenges
MULTIPLICATION des bureaux de transfert ce dernières années. Franckenson Lexis / Challenges

Ces exigences internationales sont imposées par les États-Unis, dans le cadre de leur lutte contre le terrorisme. L’État Fédéral lutte aussi contre un possible exode fiscal et blanchiment des avoirs par ses citoyens et par les étrangers résidant sur son territoire. Étant partenaires privilégiés des pays de la Caraïbe, ceux-ci n’ont qu’à adapter leur législation respective aux normes américaines. Et GAFIC, en tant qu’organisme de la région dont Haïti est membre, entend bien jouer un rôle de gendarme, sachant que des Banques du Guatemala et du Belize sont déjà victimes du de-risking, cette mesure qui consiste à cesser toute correspondance avec des banques qui ne respecteraient pas les normes établies.

 DES GENS en attente dans un bureau de transfert d’argent à Port-au-Prince
DES GENS en attente dans un bureau de transfert d’argent à Port-au-Prince. Tatiana Mora Liautaud

La rencontre du 26 Août 2016, ayant eu pour thème les « Enjeux économiques et financiers liés à la lutte contre le blanchiment des avoirs et le financement du terrorisme », a permis à Jean Baden Dubois, Gouverneur de la BRH, d’inciter tout un chacun à assumer ses responsabilités. « L’objectif est de donner suite aux engagements pris par l’État en vue d’apporter les correctifs nécessaires avant la tenue de la prochaine assemblée plénière du Groupe d’Action Financière de la Caraïbe (GAFIC) en novembre prochain », a-t-il précisé. Il fallait, selon lui, mobiliser davantage les parlementaires à ce sujet, tout en reconnaissant que ces derniers ont déjà posé pas mal d’actions, lesquelles s’avèrent malheureusement « insuffisantes au regard de ce phénomène évolutif dont il convient toujours d’endiguer des manifestations nouvelles et de plus en plus sophistiquées ».

« Au niveau du système bancaire et financier, la faiblesse du dispositif de lutte anti-blanchiment peut déboucher sur sa fragilisation par un isolement au niveau international, au cas où le GAFIC demanderait à tous les pays de prendre des mesures de vigilance contre Haïti », s’est alarmé Jean Baden Dubois. Le gouverneur de la BRH ajoute quant à lui que : « L’impact négatif de toute nouvelle déclaration publique en novembre prochain sur Haïti se caractérisera par un net ralentissement des transactions financières internationales, en raison des risques de cessation des relations de correspondances bancaires, encore appelé le phénomène du ‘’de-risking‘’ et pourra éventuellement déboucher sur l’isolement financier du pays ».

Ce que suggèrent les experts
Pour garantir la conformité à certaines normes internationales et aux conventions ratifiées par Haïti en la matière, Jean Baden Dubois avait préconisé l’amendement de la loi anti-blanchiment de 2013, l’adoption d’une loi organique pour l’UCREF et celle du nouveau Code pénal. La veille de cette conférence-débat, le ministre de l’économie et des finances, Yves Bastien, avait d’ailleurs lancé un cri d’alarme aux micros des journalistes, leur demandant de faire pression sur les différents acteurs afin qu’ils puissent agir en prévention à « un désastre économique irréparable ».

Le ministre Camille Edouard Junior a pour sa part pointé du doigt « l’irresponsabilité de nos prédécesseurs » par rapport aux remarques de la mission exploratoire du GAFIC, tout en conviant les acteurs en poste à « mettre leur devoir au propre ». Il a déclaré mal comprendre que l’arrêté prévu dans la loi de 2013, pour établir les procédures de gel des avoirs, n’a été pris en compte que récemment par l’administration actuelle et déploré que des lois qui devaient être votées ne l’étaient pas encore. Les défaillances constatées par le GAFIC dans le système anti-blanchiment haïtien peuvent avoir pour conséquences  l’affaiblissement du système financier, le processus de réduction des risques qui se matérialise par une perte de correspondants bancaires internationaux et l’instabilité économique et sociale. Maître Camille Edouard Junior avait attiré l’attention sur le désarroi des familles haïtiennes si elles ne pouvaient plus recevoir de transferts d’argent de la diaspora, dont le montant s’élève chaque année de 2 à 3 milliards de dollars.

LA DÉPRÉCIATION de la gourde provoque un ralentissement de l’économie
LA DÉPRÉCIATION de la gourde provoque un ralentissement de l’économie. Georges H. Rouzier / Challenges

La date butoir fait peur
Heureusement, la déclaration de juin du Groupe d’Action Financière de la Caraïbe n’était pas suivie de recommandations. Auquel cas, les banques correspondantes des banques haïtiennes, qui se trouvent en majorité aux États-Unis, envisageraient de mettre fin à toutes transactions avec elles , de peur de tomber sous de graves sanctions financières par les autorités fédérales. « Cet isolement financier aurait l’effet d’une catastrophe pour le pays car, le coût de la vie prendrait une altitude incommensurable », a fait remarquer Jean Baden Dubois. Haïti importe environ 70% de ses produits de consommation et la plus grande part des fonds utilisés, trois milliards de dollars environ par an, est transférée de banque à banque.

Étant donné que le GAFIC s’est réservé d’ajouter la conclusion de sa déclaration de juin lors de sa prochaine séance plénière en novembre, la BRH et le MJSP attendent que les autorités gouvernementales, le parlement, les opérateurs bancaires et d’autres institutions impliquées mettent rapidement les bouchées doubles. Malheureusement, le ministre Camille Edouard Junior n’a pas pu désamorcer la bombe de l’isolement à la réunion préparatoire du 5 Septembre 2016 à Miami. Des assemblées devaient se tenir entre-temps en vue d’établir un calendrier de travail et de partager, entre autres, le contenu des documents à soumettre au vote des parlementaires. Certaines ont eu lieu. Dans la foulée, le conseil des ministres a adopté les documents concernés et le ministre Camille Edouard Junior s’est déplacé en personne au Palais Législatif pour obtenir le bénéfice de l’urgence.

Outre le gouverneur de la banque centrale haïtienne, la directrice générale de cette institution, le ministre de la justice et de la sécurité publique, le président de l’Association Professionnelle des Banques (APB), le PDG de Sogebank, et le président du Forum Économique du Secteur Privé étaient intervenus à cette rencontre conclue par le discours d’engagement du Président du Sénat, de la République et de l’Assemblée Nationale. Ronald Larèche avait affirmé avoir pris acte du danger et être prêt à collaborer afin qu’Haïti puisse être en règle avant la date butoir.

 PARLEMENTAIRES et économistes débattent de la question du de-risking. Timothé H. Jackson / Challenges
PARLEMENTAIRES et économistes débattent de la question du de-risking. Timothé H. Jackson / Challenges

 MAXIME CHARLES Président de l’Association Professionnelle des Banques et Directeur de la Scotiabank. Georges H. Rouzier / Challenges

MAXIME CHARLES
Président de l’Association Professionnelle des Banques et Directeur de la Scotiabank. Georges H. Rouzier / Challenges

L’AVIS DE Maxime Charles 

« Dans le processus de lutte contre le blanchiment des avoirs et de financement du terrorisme, une série de mécanismes a été mise en place, au nombre desquels il y a un mécanisme d’évaluation mutuelle qu’effectuent les États entre eux. Cette mécanique vise à aider les États à voir dans quelle mesure ils sont en conformité avec les normes internationales. Des suivis réguliers sont organisés de telle manière que le pays concerné puisse apporter des améliorations au fur et à mesure pour se rendre conforme aux normes internationales. C’est l’une des méthodes pour renforcer la conformité. Cependant, ceci n’a pas pour vertu que les États s’ajustent entièrement automatiquement. Ainsi, il est prévu d’autres moyens pour porter les États à se rendre conformes. Au nombre de ces moyens, il y a un mécanisme d’escalade qui fait qu’après certaines démarches, les États concernés peuvent recevoir la visite d’une délégation de haut rang du GAFIC, qui explique aux autorités de l’État concerné qu’il y a lieu de faire des efforts additionnels dans leur entreprise de lutte contre le blanchiment des avoirs »­­­­­­­­­­.