Georges Barau Sassine: Pour une société où règne la Justice

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Timothe Jackson/ Challenges
Timothe Jackson/ Challenges

Partisan du développement d’Haïti qu’il appelle de tous ses vœux, l’industriel plaide en faveur d’un système judiciaire sain et fort, seul moyen de redresser l’économie en particulier et la société en général.
Par Georges Allen

Né à Port-au-Prince le 18 septembre 1949, Georges Barau Sassine, industriel d’expérience, représente un modèle dans le secteur des affaires en Haïti. Il est détenteur d’une licence en administration des affaires, décrochée à l’Université de Miami en 1972. Cette même année, il  commence une expérience à la Chemical Bank de New York. En 1976, il lance une compagnie de distribution de produits alimentaires qu’il gère jusqu’en 1979, année de sa nomination au poste de directeur de la promotion de l’investissement à l’ONAPI. En 2006, Directeur exécutif d’une commission tripartite, il sort victorieux en parvenant à implémenter en Haïti la loi HOPE, votée par le Congrès des États-Unis. Deux ans plus tard, soit en 2008, Georges Sassine devient le Président de l’Association des Industries d’Haïti (ADIH), poste qu’il occupe aujourd’hui encore. En 2012 et en 2013, il est tour à tour directeur général de la SONAPI et promoteur de la Zone franche industrielle de Lafito (GB Group).

 


 L’INTERVIEW 

À combien peut-on évaluer les pertes enregistrées par le secteur privé lors des évènements des 6, 7 et 8 juillet dernier ?
«On ne peut pas avoir de chiffres exacts. Voilà, d’emblée,  une manifestation des faiblesses des institutions étatiques et même du secteur privé. Par exemple, il y a Monsieur Réginald Boulos qui dit avoir perdu une cinquantaine d’automobiles, etc. Au moins lui, il peut faire état de ses pertes dans un cadre personnel. Mais d’une manière générale, il n’y a pas de chiffres disponibles. À qui s’adresser pour avoir une idée exhaustive des pertes? Je suis sûr que la Direction Générale des Impôts (DGI) n’est pas en mesure de me renseigner. On est dans l’approximation; on devine que les pertes enregistrées peuvent être évaluées à 20 millions de dollars».

En réaction aux émeutes urbaines, le Forum économique du secteur privé avait mis en cause l’absence de leadership des deux chefs de l’Exécutif. Une remarque qui a jeté un coup de froid dans vos relations avec le Gouvernement. Aujourd’hui, comment sont les rapports?
«Que les rapports soient chauds ou froids, ce n’est pas cela l’essentiel. Notre rôle à nous, hommes d’affaires du secteur privé, c’est de faire fonctionner nos entreprises et de payer nos impôts. La mission des personnes qui dirigent l’État, c’est de faire fonctionner cet État. Comment comprendre qu’il y ait eu, en moins d’une heure, des barricades érigées un peu partout dans le pays et que le Président de la République et le Premier ministre n’aient pas été au courant… On se moque de qui là? Encore une fois, au niveau du secteur privé tout ce que l’on demande c’est que les règles soient respectées et que la loi soit appliquée. À ce moment-là, tout le monde va en bénéficier».

Quel est aujourd’hui l’état de l’économie haïtienne?
«Moribond. L’économie haïtienne est moribonde. Premièrement, l’investissement direct étranger est quasiment nul. Deuxièmement, du côté local, on ne peut même pas parler d’investissement, mais plutôt de dépenses de maintien. Voilà pour expliquer l’état moribond de l’économie. Et regardez le taux de change. Il faut aujourd’hui 70 gourdes pour un dollar…»

Pour nous décrire plus en profondeur l’état moribond de l’économie, pouvez-vous avancer certains chiffres?
«On dispose de chiffres mais au pied levé, je ne peux pas vous les communiquer. On peut voir que le pays ne fonctionne pas comme il le devrait, que l’économie ne génère pas les richesses qu’elle devrait, que le peuple est pour le moins mécontent. Nous autres aussi du secteur privé qui faisons également partie du peuple, nous ne sommes pas contents non plus. En fait personne n’est content! Mais, malheureusement, ce que je vois c’est que l’on joue au même jeu, on rebat et redistribue les mêmes cartes. Comment peut-on s’attendre à des résultats différents? Je ne suis réellement pas optimiste. Pour être honnête, je crains le pire! »

« Comment comprendre qu’il y ait eu, en moins d’une heure, des barricades érigées un peu partout dans le pays et que le Président de la République et le Premier Ministre n’aient pas été au courant ?»


Dans la note que le Forum avait rendue publique après les émeutes, vous avez plaidé en faveur de la relance de l’économie, à commencer par l’élaboration d’un plan urgent et cohérent. Qu’entendez-vous par là? Qu’attendez-vous du prochain Gouvernement?
«Les événements des 6, 7 et 8 juillet ne sont pas la cause de nos problèmes. Bien au contraire! Ils constituent une manifestation de la maladie dont nous souffrons. Et si on ne s’arrange pas pour guérir cette maladie, on aura des manifestations encore plus grandes, plus véhémentes, plus puissantes et plus violentes. Aujourd’hui, la première chose à faire est de créer les conditions d’application des Lois. Une personne qui vole ou qui pratique la contrebande doit être punie. Ce n’est ni le secteur privé, ni le Parlement, ni l’Exécutif qui pratiquent la contrebande. Ce sont des Individus. Il y a des contrebandiers dans le secteur privé, tout comme il y en a au Parlement et au Gouvernement. Ils ont une identité, une adresse, pourquoi n’arrive-t-on pas à s’en débarrasser? Autre chose, le peuple ne sent pas qu’il y a aujourd’hui un État en mesure de s’occuper de lui alors qu’il paie des taxes et des impôts. Et en regardant de plus près, qu’est-ce que l’on voit ? l’État vit dans l’opulence, les fonctionnaires ont des voitures luxueuses et d’autres privilèges… C’est quotidiennement que nous subissons les insultes, l’arrogance des voitures de l’État aux vitres teintées. On dirait que l’État haïtien est l’État le plus riche du monde. Les responsables voyagent à longueur de journée pour des missions farfelues… C’est cette attitude qu’il faut commencer par changer. Il faut que les autorités envoient des signaux clairs qui prouvent aux Haïtiens qu’ils veulent vraiment mettre de l’ordre. Mais si vous appliquez les mêmes choses comme par exemple, des députés et sénateurs qui demandent de l’argent pour ratifier un Premier ministre, c’est de la corruption.»

Des voix s’élèvent très souvent pour reprocher au secteur privé son manque d’implication dans le social. Du coup, les hommes d’affaires sont tenus pour responsables en grande partie des malheurs du pays. Quelle est votre opinion?
«Il est toujours facile d’accuser le secteur privé. Je connais des hommes d’affaires, moi y compris, qui apportent de l’assistance aux nécessiteux. Cela ne représente presque rien parce que tout se passe de manière personnelle, en dehors d’un cadre institutionnel bien structuré. Si l’on avait un véritable ministère des Affaires sociales qui fonctionnait, cela se passerait autrement. Si par exemple moi, en tant qu’individu, j’achetais un camion d’eau potable et que je décidais d’en distribuer dans un quartier pauvre, cela serait presque insignifiant ; tout ça parce que derrière il n’y a pas une politique globale. Regardez ce qui s’est passé à Belladère récemment : des contrebandiers haïtiens ont traversé de force la frontière de la République Dominicaine vers Haïti, poursuivis par des militaires dominicains qui leur ont tiré dessus. On parle de violation du territoire haïtien. Pourtant, qu’est-ce que l’État haïtien a pu faire? Rien. Nous n’avons même pas d’Armée pour répondre à cela. Voilà un bon exemple de notre faillite.»

Parlant de contrebande au niveau de la frontière, il semble qu’Haïti et la République Dominicaine ne disposent pas d’un accord permettant de lutter efficacement contre ce fléau. N’est-ce pas un problème?
«C’est un autre exemple de notre faillite. Cela fait maintenant des années qu’Haïti et la République voisine essayent de conclure un accord sur ce point spécifique. Mais à chaque fois que l’on approche du but, nous autres Haïtiens refusons. Quand je dis nous autres, il s’agit de l’Exécutif, du Parlement et du secteur privé. Comme l’économiste Etzer Émile l’a dit dans son livre, Haïti a choisi d’être pauvre.»

Récemment, le Président de la République a plaidé en faveur d’une hausse significative du salaire minimum. Industriel de votre état, en êtes-vous favorable?
«Bien sûr! Je dis seulement que le salaire doit permettre à l’ouvrier de vivre. D’exister au moins. Le salaire minimum était de 6,50 gourdes par jour, aujourd’hui il est de 350 gourdes. L’ouvrier que j’avais en 1974 vit mieux que celui que j’ai aujourd’hui. Pourquoi? Parce qu’Haïti ne produit plus rien, les services qui devraient exister n’existent pas. Augmentons le salaire à 2000 gourdes aujourd’hui et demain la gourde passera à 500 gourdes pour un dollar. Les autres services n’existant pas, ce sera toujours les mêmes problèmes. Quand on parle de salaire minimum, nous avons toujours tendance à voir les ouvriers de la sous-traitance. Aujourd’hui, il y a 50 mille ouvriers dans le textile, et les autres Haïtiens, n’ont-ils pas droit à un salaire révisé à la hausse également? Quand le Président parle ainsi, ceux ne sont que les propos d’un politicien qui cherche à faire plaisir aux ouvriers. Au Nicaragua, les ouvriers gagnent moins que ceux d’Haïti. Mais les conditions de vie des Nicaraguayens sont bien meilleures. Il ne faut pas que les politiciens, ou certains syndicats, se cachent derrière le salaire minimum pour régler leurs affaires personnelles. Il faut que l’État adresse les vrais problèmes du pays.»

 

DATES CLÉS
18 septembre 1949 Naissance à Port-au-Prince
1972 Licence en administration des affaires (à l’Université de Miami)
1979 Directeur de la promotion de l’investissement à l’ONAPI
2006 Implémente en Haïti la loi HOPE
2012-2013 Directeur général de la SONAPI, Promoteur de la Zone franche industrielle de Lafito

 

Que proposez-vous pour redresser l’économie haïtienne?
«Il nous faut un système judiciaire qui fonctionne. La Justice est la base de tout. C’est la Justice qui permet aux enfants d’aller à l’école, c’est Elle qui fait que je paye mes impôts et qui permet également à l’État de s’en servir pour construire des établissements scolaires, payer des professeurs qualifiés… Nous avons aujourd’hui un système, une Constitution, qui ne fonctionne pas. Malheureusement, il y a des gens qui sont au pouvoir grâce à cette Constitution dépassée, qui s’enrichissent et qui maintiennent ce système. Peut-être qu’ils attendent des jours encore plus sombres que les 6, 7 et 8 juillet pour changer de cap? Mais à quel coût? Combien de morts doit-on encore compter? Quelle quantité de sang doit être versée? On n’a jamais construit la Nation haïtienne depuis l’Indépendance.»