Cet économiste qui croit qu’Haïti a choisi délibérément de devenir un pays pauvre,
a pourtant foi dans l’avenir. Mais pour que cet avenir soit reluisant, un autre choix s’impose : « la stabilité sociopolitique », affirme Etzer Émile.
Par Georges Allen
Né le 1er septembre 1985, Etzer Emile a fait simultanément des études d’économie à l’Université Quisqueya et de sociologie à la Faculté des Sciences Humaines de l’UEH, entre 2004 et 2008. Boursier de la coopération haïtiano-taïwanaise, il a obtenu un diplôme de Master en Business Administration à Taïwan avec une spécialisation en Finance et Banque en 2011. Par la suite, il a reçu de multiples autres formations de courte durée, comme : un programme sur le développement économique et l’innovation à Harvard University, un programme d’entrepreneuriat à Oklahoma State University, un programme d’accompagnement d’entreprise en Belgique, au Guatemala, à Taïwan et au Mexique. Il est depuis 2012 enseignant à l’université, et dirige depuis 2015 le Centre d’Entrepreneuriat et d’Innovation (CEI) ainsi que le Département de Tourisme de l’Université Quisqueya. Entrepreneur, Directeur de la firme Haïti Efficace, Président du Groupe d’Éducation Économique et Financière, il a publié en novembre 2017 son premier ouvrage à succès, « Haïti a choisi de devenir un pays pauvre : Les vingt raisons qui le prouvent ».
L’INTERVIEW
Les turbulences politiques ont profondément ruiné l’économie haïtienne en 2018. Comment se présente le tableau ?
«En effet, les turbulences politiques affectent le présent et le futur des activités économiques. Le présent, car les tensions auront une influence sur la consommation des ménages ainsi que sur la vente des entreprises. Le futur, car l’incertitude et l’image vont augmenter les hésitations pour de nouveaux investissements domestiques et étrangers, et nuit de manière substantielle au secteur touristique. Il faut aussi comprendre que presque 2/3 de la population active en Haïti est en situation d’auto-emploi et leurs revenus dépendent de leur fonctionnement quotidien. Quand ces gens sont en difficulté d’exercer leurs activités, leurs revenus vont être largement affectés. Les recettes de l’État sont également affectées, et risquent de se retrouver en dessous des prévisions. Plus loin, les turbulences alimentent le dérapage du taux de change et l’inflation ».
Quel est l’impact réel de la décote de la gourde sur l’économie ?
«D’abord la dépréciation de la gourde a un impact direct sur le coût de la vie. Une hausse du dollar alimente d’abord la hausse des prix et réduit donc le pouvoir d’achat de la population. Dans une économie qui importe plus de 65 % des produits qu’elle consomme, la transmission de la hausse du taux sur l’inflation est évidente. La tendance pour les entreprises sera toujours un ajustement continu de prix pour garantir les prochains achats et se protéger contre une prochaine hausse du dollar. La décote de la gourde fait augmenter aussi les dépenses de l’État, vu que l’État aura besoin de plus de gourdes pour payer ses importations, dont le carburant. Ce qui par la suite alimentera le déficit budgétaire. La décote de la gourde fait augmenter également la dette publique en monnaie nationale. La perte de la valeur de la gourde fera aussi perdre davantage de confiance dans cette monnaie et augmentera la tendance de dollarisation dans l’économie, car les agents chercheront une monnaie refuge pour se protéger ».
La banque centrale peut-elle intervenir sur le marché pour stabiliser la monnaie locale jusqu’à 5 gourdes pour un dollar ?
«Nous ne sommes plus à l’époque de l’intervention directe des autorités monétaires sur le marché des changes. Le taux de change n’est pas comme une commande pour la fréquence dans son poste radio. C’est l’expression des équilibres ou déséquilibres dans une économie. Depuis mars 1973, avec l’adoption du régime de changes flottants, les taux de change s’établissent en fonction des forces du marché. Cependant, la BRH peut toujours utiliser certains instruments légaux dont elle dispose pour influencer l’offre et la demande de devises, de manière ponctuelle sur le marché avec certains instruments comme le taux de réserve obligatoire, les ventes ou achats de dollar, les bons BRH, et les obligations BRH. Mais ces outils ne sauraient à eux seuls stabiliser la gourde sans les autres préalables. Le problème de la Gourde ne demande pas d’intervention sur le marché des changes, mais plutôt d’une intervention sur les secteurs productifs de l’économie et sur le climat politique. L’objectif ultime d’une politique de change n’est pas d’avoir le taux de change le plus bas, mais le taux de change le plus stable. Donc, c’est la fluctuation folle et continue qui doit inquiéter. La Banque Centrale est un maillon de la chaîne de la gouvernance économique, son travail n’aura aucun impact si les autres maillons de la chaîne ne répondent pas. Ainsi, le problème du taux de change est plus que monétaire, il est aussi budgétaire, commercial, ou économique, et il est aussi lié à la situation sociopolitique ».
Haïti a terminé l’exercice fiscal 2017-18 avec un taux d’inflation de 14,6 %, et un déficit budgétaire de l’ordre de 25 milliards de gourdes…, peut-on mettre tout cela sur le seul compte de la crise politique ?
«La crise politique de 2018 ne suffit pas à expliquer ces contre-performances. D’abord, il faut comprendre que la situation de 2018 est une résultante de défis structurels qui datent de plusieurs décennies. Il y a un héritage de déséquilibres et de problèmes profonds. Cependant, il faut admettre aussi que la gouvernance politique et économique de 2017 et 2018 n’a pas été exemplaire, et certains choix ont accéléré la dégringolade. Les choix en termes de dépenses n’ont pas toujours été opportuns, et l’incapacité de l’État à collecter ses revenus correctement a aussi creusé l’écart. Il faut toutefois admettre deux choses : Premièrement, la situation de non-appui budgétaire depuis deux ans a réduit considérablement les revenus espérés du gouvernement qui de fait se trouve en grande difficulté financière. Deuxièmement, le non-ajustement des prix à la pompe comme prévu dans le budget, a enfoncé le clou ».
« 2019 doit être une année de mise en chantier pour une gouvernance plus éclairée, pour des institutions plus fortes, pour une administration publique plus facilitatrice et un secteur privé plus innovant»
Un nouveau projet de budget est à l’étude au Parlement. L’enveloppe globale se chiffre à 172, 8 milliards de gourdes. Comment pourriez-vous qualifier ce nouveau projet de lois de finances?
«J’aurais de préférence des qualificatifs pour dire que ce projet de loi de finances n’est pas crédible, déficitaire au départ, non participatif et risque de réduire le revenu disponible de certains par des modifications d’impôts sur le revenu. Ce projet de budget donne toutefois plus de moyens au secteur social pour des programmes d’apaisement mais malheureusement très peu d’investissements d’envergure au profit de la croissance et de l’emploi durables ».
DATES CLÉS |
Dans le projet de loi de finances, 57 milliards de gourdes sont allouées au secteur économique, 36,6 milliards au social, 25,5 au secteur politique… Selon vous est-ce un bon choix de la part du gouvernement ?
«Gouverner, c’est une question de choix. Je respecte le choix et j’estime qu’il était nécessaire d’injecter plus d’argent dans le secteur social, et c’est ce qui est fait. Espérons que les résultats à la fin de l’année fiscale donneront raison au gouvernement. Encore une fois, tout est dans la gouvernance, dans la stratégie et la méthodologie d’intervention ».
Qu’est-ce qu’Haïti doit faire pour créer de la croissance?
«Il faut qu’on arrive à la stabilité sociopolitique certes, mais surtout la stabilité politique. Les 30 dernières années ont été rongées par les turbulences et tensions politiques. Ensuite, arriver à des investissements publics opportuns qui soient au service de la croissance et enfin, améliorer le cadre des affaires pour attirer des investissements domestiques et étrangers. Ceci passera par une meilleure confiance dans la justice, des infrastructures de meilleure qualité, un meilleur accès au financement d’entreprises, une politique commerciale qui soit plus en faveur des producteurs locaux, des lois qui encouragent l’investissement et un meilleur country branding ».
Dans le dernier rapport du forum économique mondial sur la compétitivité, Haïti est classé 138ème sur 140 pays. Quel en sont les causes structurelles et conjoncturelles ?
«Il est clair que la compétitivité de notre économie n’est pas au rendez-vous. Cette mauvaise performance est expliquée par la contre-performance au niveau des différents piliers qui composent l’indice global. Les piliers sont les institutions, les infrastructures, le développement des technologies et de la communication, la stabilité macroéconomique, la santé et les compétences. Les institutions n’ont toujours pas été renforcées, au contraire, l’état failli et l’anarchie s’installe progressivement. Les infrastructures sont faibles, de mauvaise qualité, pour la plupart, et ne répondent pas aux exigences des activités économiques de cette nouvelle ère. Les technologies et les moyens de communication sont limités, basiques et de mauvaise qualité. La stabilité économique est un vœu pieux. La situation du taux de change avec une dépréciation, l’inflation de 14,6 % en fin de période, le déficit budgétaire record et le déficit important de la balance des paiements confirment une instabilité économique criante. Situation non moins grave au niveau de la santé, de la formation universitaire et professionnelle. Le Chili, ce pays qui a reçu plus de 200 000 Haïtiens au cours des trois dernières années, est le champion de la région Amérique latine et Caraïbe et le 33e mondial avec un score de 70,3 sur 100 contre 36,5 pour Haïti. Ce pays a pu en moins de 50 ans mettre en place les structures, infrastructures et institutions pour devenir l’une des économies les plus stables, les plus performantes, les plus compétitives de toute l’Amérique, et avec le 3e IDH (indice de développement humain) le plus élevé du continent après les États-Unis et le Canada. En 2019, pour qu’Haïti arrive à un niveau de productivité adéquate de l’économie, une croissance soutenable et une amélioration substantielle au niveau des piliers, il faudra un travail de longue haleine, de dispositions, de mesures, de pratiques, de changement de comportement au niveau des autorités politiques, secteur privé et société civile. 2019 doit être une année de mise en chantier pour une gouvernance plus éclairée, plus intelligente et innovante, pour des institutions plus fortes, pour une administration publique plus facilitatrice, pour un parlement plus productif et un secteur privé plus innovant ».