Le 20 novembre marque dans le monde entier la Journée internationale de l’Enfance. En Haïti, la situation générale des enfants est loin d’être satisfaisante au regard de ce qui est communément admis sur le plan international : défaut de scolarisation, malnutrition, mauvais traitements et… la permanence de la domesticité.
Par Stéphanie Renauld Armand et Tania Oscar
Tous les enfants, partout dans le monde, effectuent des tâches domestiques. Toute la question est de savoir combien de temps ils passent à le faire et si cela a un impact sur leur éducation, leur bien-être et leur santé, explique Flore Rossi, officier de protection de l’enfance de l’Unicef. Si l’on regarde les statistiques de l’Organisation internationale du Travail (OIT), on s’aperçoit que, dans le monde, la proportion d’enfants qui travaillent s’établit entre 20 et 35 %. Plus de 17 millions d’enfants sont en domesticité dans le monde mais ce phénomène est particulièrement important en Haïti où il semble ancré dans une tradition et encouragé par la situation économique.
« Va chercher le sac d’école de l’enfant ! Chaque jour, je dois répéter la même chose… depuis la minute où je me lève c’est comme ça ! Ah… quand vous avez une petite peste comme ça chez vous, vous pensez faire des économies mais, en fait, vous en perdez la santé ! » Cet extrait du conte Ti Sentaniz, écrit par Maurice Sixto en 1976, raconte le quotidien d’une petite fille placée dans une famille d’accueil par son père (qui a sept bouches à nourrir). Maigrichonne, dénutrie et le cheveu en bataille, elle réalise les tâches domestiques les plus ingrates dans le foyer d’un professeur, qui « ne lit que des livres sur l’injustice, ne la tolère pas et veut changer le monde, alors qu’il ne sent même pas l’odeur nauséabonde de ce qu’il a sous le nez », décrit l’auteur. Maurice Sixto est l’un des premiers à s’offusquer publiquement d’une tradition qui a commencé dans les années 50, quand les familles qui s’installaient à Port-au-Prince étaient issues de la bourgeoisie marchande de province et s’encadraient de gens de maison venus de leur ville d’origine. Jusque vers les années 1970, la domesticité est souvent un indice de prestige et les familles de placement se faisaient un honneur, malgré certains dérapages, de donner à ces enfants une éducation. Plus tard, elle devient le fait des couches populaires issues de l’éclatement des cellules paysannes. Elle se développe pendant la dictature des Duvalier et prend une expansion sans précédent après 1986 dans les bidonvilles de la capitale.
L’avis de Gertrude Séjour Directrice de la Fondation Maurice A. Sixto

« Comment aimer quand on n’a subi que la violence et les mauvais traitements »
« Placer un enfant représente souvent beaucoup d’espoir pour une famille démunie. Pour la famille d’accueil, un moyen économique de faire exécuter tous les travaux domestiques sans bourse délier. Mais le coût pour ces enfants et la société tout entière est phénoménal : pas d’école, pas d’amour ! Car la réalité ce sont souvent les mauvais traitements. Beaucoup de ces enfants, lorsqu’ils sont maltraités, se rebellent et fuient. Mais un enfant maltraité devient un bourreau. Comment aimer quand on n’a subi que la violence et les mauvais traitements, sans amour et sans affection ? »
Placé ne veut pas toujours dire exploité

les enfants participent aux tâches domestiques. Toute la question est de savoir combien de temps ils passent à le faire.
Georges H. Rouzier / Challenges
En 2015, en Haïti, près d’un enfant sur quatre ne vit pas avec ses parents biologiques, d’après l’Unicef*. Pour la plupart, ce sont des familles rurales, nombreuses et pauvres qui placent leurs enfants en domesticité, en misant sur une promotion sociale. On évoque aujourd’hui environ 280 000 enfants qui effectueraient un travail domestique pour le compte d’une famille élargie ou tiers. « Les enfants placés effectuent des tâches domestiques, reprend Flore Rossi. Cela peut être considéré comme une situation acceptable si la charge de travail ne porte pas atteinte au bon développement de l’enfant (scolarisation, santé). Il est également important de comparer la situation des enfants placés à celle des enfants biologiques de la famille. Charge de travail, scolarisation ou retard de scolarisation sont des critères déterminants. »

Pas évident de prendre la mesure du phénomène des restaveks qui est devenu un tabou. A preuve, le créole désignant les enfants en domesticité l’évoque avec nuances : « timoun ki ret ak moun », « timoun k ap travay kay moun », « timoun kay madanm »… Gertrude Séjour, qui dirige la Fondation Maurice Sixto particulièrement concernée par les enfants vulnérables, confirme une certaine évolution, au moins dans la perception que la société se fait du problème : « En 2010, nous avons lancé une campagne de sensibilisation dans les écoles, pour que les enfants comprennent que le traitement d’un enfant tiers qui vit avec eux, sans les mêmes droits, est injuste. Cela semble donner des résultats. Aujourd’hui, cette pratique se dissimule. » Elle observe par ailleurs, que le phénomène ne touche plus toute la société, comme il y a quarante ans, mais plutôt les classes modestes. La situation des enfants en domesticité reste pourtant un sujet de controverse dans les perceptions, notamment en fonction de l’origine géographique ou du vécu de ces personnes. Il semble que les populations de province aient une vision plus « positive » de la domesticité**.
« La loi assure la protection à tous les enfants. Tout enfant a droit à l’amour, à la compréhension et aux soins moraux et matériels de son père et de sa mère. » Article 261 de la Constitution de la République d’Haïti, 1987
Quelles solutions pour protéger les enfants ?

Toutes les organisations qui travaillent auprès des enfants vulnérables constatent la dureté des traitements infligés aux enfants en Haïti, particulièrement les restaveks. « Ils sont maltraités, n’ont droit ni à l’éducation ni à la santé. Il faut résoudre ce problème une fois pour toutes, en envisageant une politique sociale qui prenne en compte leur existence, les encadre dans des hébergements sous contrôle d’éducateurs, de psychologues et dans des zones sécurisées », affirme le père Simon Joseph qui a fondé et dirige le Foyer TIMKATEC (Timoun kap Teke Chans) depuis 1994 et qui éduque plus de 500 enfants des rues et en héberge une centaine à Pétionville.
De son côté, la Fondation Zanmi Ti Moun parle d’éradiquer ce phénomène des restaveks. « Il faut gérer ce problème jour après jour et trouver des solutions d’accueil pour les enfants sans ressources, sans recours, sans un endroit pour dormir, sans nourriture, sans habits, sans chaussures et sans avenir ! s’exclame Guylande Mesadieu, sa directrice. Qui est responsable ? Eux ? Les parents qui les ont placés en domesticité ? Les parents décédés ou ceux qui les exploitent ? Pour moi c’est l’Etat qui est irresponsable ! »
« Eradiquer le phénomène ne veut rien dire dans un pays où placer les enfants chez des tiers est une tradition. Eradiquer l’exploitation est le véritable enjeu », rappelle l’Unicef.
« L’important est de réhabiliter chaque restavek, d’un bout à l’autre du pays, d’aller à leur rencontre et de les libérer pour les placer dans des centres d’accueil où ils pourront redevenir des enfants », clame Sephora Bien Aimé, assistante sociale de Aba System Restaveks, un mouvement qui rassemble une trentaine d’associations anti-restaveks.
Dans l’étude de l’OIT de 2002, les facteurs démographiques et économiques représentaient les fondements majeurs de ce phénomène. Ces données ne se sont pas inversées en treize ans, au contraire… En attendant de découvrir les évolutions constatées par l’étude conjointe UNICEF/IBESR qui sera publiée dans quelques semaines, il y a de fortes chances pour que la conclusion soit la même qu’alors : l’enfant demeure un individu dont les droits sont rarement pris en compte dans la société haïtienne.
Que fait l’Etat ?
Haïti a ratifié en 1994 la Convention relative aux Droits de l’Enfant et c’est l’Institut du bien-être social et de la recherche (IBESR), en tant qu’organe spécialisé du ministère des Affaires sociales, qui est chargé d’en faire appliquer les termes. Il a entamé un travail encourageant dans la lutte contre les abus et les violences qui affectent les enfants les plus vulnérables, notamment dans le secteur de l’adoption. Parmi ses résultats dans le domaine évoqué, l’IBESR a notamment travaillé sur une compilation des textes de lois relatifs à la protection de l’enfance, le renforcement de l’accompagnement des mineurs contre la traite et le trafic, le renforcement de la vigilance au niveau des frontières. L’IBESR œuvre également au placement des mineurs dans les familles, à l’encadrement d’enfants victimes de traite, de mauvais traitements infligés aux enfants en domesticité et le dépistage des mineurs dans les maisons de plaisance.

Que dit la loi ?
La législation présente des silences ou des imprécisions qui mériteraient d’être corrigés. L’article 341 du Code du Travail stipule : « Aucun enfant de moins de douze ans ne peut être confié à une famille pour être employé à des travaux domestiques. Il ne devra pas être employé à des travaux au-dessus de ses forces. » Une évolution si l’on considère qu’après 1946, une législation en faveur de ces enfants en situation de domesticité se déploie : la loi du 12 septembre 1947 fixe les conditions « pour avoir sous sa garde ou à son service un ou plusieurs enfants » ; le Code François Duvalier consacre tout un chapitre de dispositions relatives aux enfants en service. C’est en 1960 qu’une législation concernant le travail se penche sur les enfants en domesticité comme catégorie de travailleurs dénommée « enfants en service ». L’Institut du bien-être social et de la recherche (IBSR) ou, à défaut l’Administration communale, est chargé de veiller à l’observance des dispositions légales relatives à la domesticité des enfants. Le Code du Travail autorise le travail des enfants de plus de 15 ans, à condition qu’ils puissent continuer leur formation scolaire et que les conditions de travail soient acceptables…
* Etude sur l’enfance en domesticité réalisée par la FAFO
(www.fafo.no/index.php/en/research/projects/rights-and-security/item/children’s-household-work-in-haiti) et l’IHE (Institut haïtien de l’Enfance). Comité technique sous le leadership du MAST et de l’IBESR et rassemblant 30 organisations internationales et nationales dont l’Unicef, le BIT, IOM, Terre des Hommes Lausanne et IRC.
** Les Fondements de la pratique de la domesticité des enfants en Haïti – OIT – 2002