L’ambassadeur de France, Elisabeth Beton Delègue, professe vis-à-vis d’Haïti des sentiments de solidarité par rapport aux efforts de reconstruction. Elle veut les améliorer au nom de la France.
par Alexandre Thévenet et Adyjeangardy
LA SOLIDARITÉ FRANÇAISE
L’actuel ambassadeur de France en Haïti, Elisabeth Beton Delègue, détient une maîtrise de Droit et un diplôme de l’Institut d’études politiques de Lyon. L’ambassadeur de France est une énarque (formée à l’Ecole nationale d’administration) dont l’expérience en Haïti s’enrichit chaque jour face aux multiples tentatives de réformes administratives, politiques et culturelles.
Elle figure au tableau des Chevaliers de l’Ordre national de la Légion d’Honneur et Officiers de l’Ordre national du Mérite. Elle commence sa carrière en Irak (1984-1987), puis en Ethiopie au cœur de l’Afrique entre 1987 et 1990. Rappelée pour diriger le personnel interne du ministère des Affaires étrangères en France (1990-1994), elle poursuit sa carrière de diplomate en Turquie, au poste de Premier conseiller, de 1994 à 1996, puis à Madagascar de 1996 à 2000.
L’administration centrale lui offre, ensuite, de 2000 à 2003, la direction de la coopération scientifique, universitaire et de recherche, avant de lui confier celle de la Coopération internationale et du développement.
A partir de 2004, elle intègre le cabinet du ministre des Affaires étrangères à titre de conseillère (2004-2005). Par la suite, elle est nommée ambassadeur de France au Chili (2005-2008), assume la direction Amériques-Caraïbes au ministère, de 2008 à 2012, et enfin occupe le poste d’ambassadeur de France au Mexique (2012-2014) avant d’être accréditée ambassadeur de France en Haïti en janvier 2015. Un parcours exemplaire.
L’INTERVIEW

JE N’AI PAS À ROUGIR DE LA PRÉSENCE DU SECTEUR DES AFFAIRES FRANÇAIS EN HAÏTI
DATES CLÉS
1984
Débute sa carrière diplomatique à Bagdad
2005
Ambassadeur au Chili
2012
Ambassadeur au Mexique
2015 Ambassadeur en Haïti
Quel est votre regard sur votre parcours personnel, avant votre accréditation en Haïti ?
« Ce parcours a été engagé dès le départ par conviction. Je ne voulais pas faire le même métier au même endroit toute ma vie. C’est aussi le parcours d’une femme provinciale, sans réseau, qui a été menée à vivre des expériences diplomatiques non pas au fil de l’eau mais au fil des opportunités. J’ai pu intégrer le ministère des Affaires Etrangères à la fin de mes études, une carrière qui a toujours alterné entre des postes à l’étranger et des fonctions à l’administration centrale. J’ai eu un destin Amérique latine tardif, le fruit du hasard : quand je voulais aller en Afrique on m’a envoyée au Chili (rires). C’était quand même un défi qui m’a permis de découvrir cette région du monde. Après le Chili, j’ai demandé l’Afrique et on m’a renvoyée à Paris pour m’occuper des Amériques et ensuite au Mexique. J’ai toujours préféré être accréditée ailleurs que dans le monde occidental. Ce qui explique cette carrière généraliste, qui m’a fait naviguer du Moyen-Orient vers les Amériques en passant par l’Afrique. Cela a imprimé en moi un véritable goût de l’ailleurs. Venir en Haïti a été comme une manière de renouer avec la coopération dans un pays en voie de développement après avoir connu des pays émergents. »
Comment la somme de toutes ces expériences vous sert-elle en Haïti depuis la remise de vos lettres de créance ?
« Cela fait trente ans que je suis dans le monde diplomatique et ce sont plus que des expériences : il reste quelque chose qui ressemble à des leçons de vie. La somme de toute cette expérience m’a permis de comprendre ce que c’est le prix de la paix. Guerres à la frontière Irak-Iran ou en Ethiopie par exemple où j’ai vu monter la guerre civile, la famine et des millions de morts. J’ai connu des chefs de guerre – Hafez el-Assad, Saddam Hussein, Mengistu Haile Mariam, etc. – dans des pays où il fallait que nous soyons du côté du pouvoir ou du côté des morts. Pouvoir parler à son voisin proche ou lointain, ne pas être confronté à des guerres tribales ou religieuses, pouvoir se comprendre d’un bout à l’autre de son territoire dans le cadre d’une unité linguistique au-delà de multiples dialectes représentent des atouts fondamentaux. Haïti réunit ces conditions pour pouvoir se développer. J’ai appris que la démocratie est meilleure à la dictature et qu’il n’y a pas de prédestination pour le développement et l’instauration d’un Etat avec son autorité et sa fondation. Il y a dix-huit ans, Madagascar, par exemple, qui avait du mal à décoller émerge aujourd’hui différemment. En Ethiopie, les habitants parlent 90 langues et ne se comprennent pas après 15 kilomètres. Ce n’est pas le cas en Haïti. Ce pays a des atouts et fait partie des rares pays qui, dans leur histoire, ont déjà changé le monde. Il y a donc des événements pour créer une fierté, une estime de soi. Haïti a des atouts qui n’existent pas dans d’autres pays. Les Haïtiens doivent être davantage conscients de ces atouts qui peuvent les aider à avancer sur la différenciation de certaines solutions et décisions au niveau de la coopération, et leur permettre de réussir plus vite. »
Quels sont les axes de coopération que vous voulez prioriser en Haïti?
« Dès mon arrivée, les présidents français et haïtien mettaient le cap sur le partenariat renforcé en matière d’éducation, une dynamique qui nous a permis de rassembler nos forces, de mettre en relation des réseaux partenaires pour structurer une démarche en fonction de la demande haïtienne, ce qui a conduit vers une politique nationale consensuelle à travers le Pacte national de l’éducation. Ce n’est pas la France qui est l’unique acteur apportant son seul appui aux Haïtiens mais notre rôle est spécifique : fournir une valeur ajoutée à ce que nous savons faire c’est-à-dire travailler sur les enseignements fondamentaux à l’université, sur les politiques publiques, l’ingénierie administrative et les approches systémiques. Notre objectif premier est d’aider à faire sortir du domaine éducatif une politique ambitieuse, cohérente et pertinente. »
Au niveau de la présence française en Haïti et des services à offrir avez-vous un schéma directeur ?
« Le schéma directeur d’aménagement prévu au 1er trimestre 2016 concerne d’abord, de manière enthousiasmante, la reconstruction de l’Institut français, au Manoir des Lauriers, une plateforme de services, dans un coin de verdure, un pavillon exemplaire accessible aux Haïtiens, bref un institut “COP21”. Au-delà, nous travaillons sur des sujets d’environnement, notamment la reforestation en profitant des résolutions de la COP21. La France, en Haïti, se trouve dans une logique de rassemblement des compétences en vue de renforcer la formation en agriculture et les filières agrobiologiques. C’est atteignable et cela permettra de pouvoir frapper aux portes du Fonds vert. »

« CE PAYS A DES ATOUTS ET FAIT PARTIE DES RARES PAYS QUI, DANS LEUR HISTOIRE, ONT DÉJÀ CHANGÉ LE MONDE »
Quelles sont les attentes de la France après la COP21 ?
« Parvenir à un accord universel et contraignant afin d’atteindre les 2 % de limitation avec des clauses de rendez-vous réguliers par rapport aux objectifs. Nous avons obtenu une vraie mobilisation des Etats. Il est absolument nécessaire d’aller de l’avant. Derrière tout cela, il y a la réduction d’une brèche énorme entre les pays développés et les autres, on ne peut demander aux autres de se serrer la ceinture sans être responsabilisés. De plus, ce qu’il y a de formidable, c’est l’engagement du secteur privé, nous sommes sur la bonne voie. »
Pour y arriver, Haïti souhaite obtenir 25 milliards de dollars US entre aujourd’hui et 2030. Est-ce réalisable ?
« Je ne veux pas rentrer dans les chiffres qui appartiennent à l’Etat haïtien en fonction de l’identification de ses besoins. Notre rôle à nous est de contribuer à l’architecture des grands axes, à agir sur ces axes pertinents que représentent les bassins-versants, la déforestation, la sécurité alimentaire et l’aménagement du territoire. En Haïti, il y a du bois partout mais plus de forêts. Le savoir-faire français peut aider à faire la différence. Nous travaillons avec nos partenaires sur la protection des ressources naturelles. Je suis, par exemple, frappée par le fait qu’Haïti n’exploite pas ses côtes et sa zone économique réservée ! Haïti tourne le dos à la mer, ses modes artisanaux de pêche doivent être modernisés pour de meilleurs rendements. »
La France peut-elle aider dans l’exploitation des ressources minières ou pétrolières ?
« La France n’est plus un pays minier. Nous avons des centres d’études et d’exploration qui peuvent apporter leur expertise mais le cœur de l’exploitation minière n’est plus une valeur ajoutée française. »
En termes de développement, que propose la France à Haïti ?
« La France évite au maximum la logique de l’offre. Cela ne marche pas. La priorité pour nous s’opère en fonction des besoins, demandes ou priorités formulés par nos partenaires. Bien sûr qu’avec des millions à la clé, aucun partenaire ne dirait non. Mais le problème, ensuite, c’est l’appropriation du projet. Nous sommes dans une autre logique, celle de la concentration sur les axes prioritaires du pays, les projets souhaités et sur lesquels nous bâtissons des partenariats. Nous avons la chance d’avoir des communautés françaises se trouvant dans le même bain linguistique dans les Caraïbes qui offrent une expertise remarquable. Les Haïtiens ne doivent pas hésiter à solliciter cette expertise. Cela permet de travailler ensemble dans de nombreux domaines, de la question foncière au renforcement de l’état de droit en passant par la sécurité alimentaire, l’éducation, la santé, la sécurité aérienne, etc. »
Au niveau éducatif, y a-t-il eu progression de l’enseignement de la langue française en Haïti avec le support de la France ? Est-ce un élément clé de discussion ou un sujet difficile à aborder ? « Les deux ! Il faut se rappeler d’abord qu’Haïti est le seul pays francophone de la région des Grandes Antilles. Ce n’est pas rien ! Les langues officielles sont le créole et le français. Toutefois, le bilinguisme est mal maîtrisé. Le français est perçu comme la langue de l’élite et face à l’effondrement du système public d’éducation des efforts se réalisent chaque jour pour améliorer la formation. Mais quand on parle le créole, cela ne veut pas dire qu’on peut l’enseigner, il faut toute une méthodologie scientifique. C’est notamment pour cela que nous encourageons l’apprentissage du français par la communication orale et la recherche scientifique. On ne peut pas parler et écrire le français comme au XVIIIe siècle, il faut s’ouvrir au plus grand nombre. Faire vivre la langue, c’est le défi de la réforme. Nous travaillons sur la constitution de réseaux qui maintiennent la qualité du français. Il existe en Haïti des écoles francophones qui conservent la qualité du français avec des personnes absolument formidables. Des alliances françaises évoluent dans des endroits modestes, elles ont l’énorme avantage d’exister. Les alliances sont nées à la fin du XIXe ce ne sont pas des services de l’Etat français mais des services de droit local. L’Etat français apporte de l’aide pour les équipements numériques, les échanges, l’expertise, la mise en réseau, les stages en France et la formation. Ces alliances fonctionnent bien, découvrent des talents. Une autre démarche utile est la mise en réseau récente de 16 écoles haïtiennes qui se sont liées au lycée français de Port-au-Prince pour améliorer l’organisation des examens, la formation des enseignants, échanger et mettre en place des actions communes. C’est un grand pas!»
« SI LE NOUVEAU GOUVERNEMENT HAÏTIEN TIENT LE CAP SUR LES GRANDES LIGNES D’INVESTISSEMENT, IL Y AURA DE LA PLACE POUR DE NOUVEAUX INVESTISSEMENTS FINANCIERS FRANÇAIS »
Au niveau des investissements, la France a-t-elle accompli de grands pas en Haïti suite aux voyages d’affaires du secteur privé, du président haïtien et de ses ministres depuis quatre ans ?
« Je n’ai pas à rougir de la présence du secteur des affaires français en Haïti. Air France et Total ont été les premiers.
De deux groupes français disposant d’une implantation locale avant le séisme, nous sommes passés à dix avec notamment Suez-Environnement, Alcatel-Lucent ou Air Caraïbes. Les PME françaises ont également créé des partenariats intéressants. Je vais bientôt à Paris en vue de relancer devant notre agence de promotion des investissements et d’exploitation – Business France – les nouvelles opportunités haïtiennes. Je sais que c’est un petit marché, connu pour son instabilité et ses catastrophes mais, croyez-moi, l’intérêt est à la hausse. Surtout quant aux opportunités sur les microbarrages, l’agrobusiness ou encore l’énergie. De plus, la langue française est un atout. Si le nouveau gouvernement haïtien tient le cap sur les grandes lignes d’investissement, il y aura de la place pour de nouveaux investissements financiers français. »
Quels sont les défis majeurs qui interpellent la France en Haïti aujourd’hui ?
« A mon avis, le défi majeur qui regroupe tout c’est l’urgence d’un pacte politique qui repose sur un pacte social. Il s’agit d’un défi que les Haïtiens doivent eux-mêmes relever. C’est à partir de là qu’Haïti pourra lever les freins à son propre développement économique. Grâce à cela, le pays pourra réduire la dépendance commerciale, redynamiser le commerce, créer des partenariats et approfondir les échanges d’expériences. La pénétration technologique est un autre défi à relever comme le téléphone mobile qui produit d’incroyables révolutions dans certains pays d’Afrique. Il faut passer par des circuits courts car, selon moi, les circuits courts sont des circuits vertueux. »
Pratiquement six ans après le tremblement de terre, existe-t-il toujours une aide humanitaire française ?
« La France ne fait plus d’humanitaire à proprement parler. Mais elle soutient le programme national de cantines scolaires à travers la distribution de repas chauds dans les cantines. Nous nous appuyons pour cela sur un processus d’achats de production locale (mais, riz, haricots, lentilles, etc.). Nous mettons aujourd’hui l’accent sur la qualité nutritive des aliments. Il ne s’agit pas de remplir les estomacs des élèves mais de les nourrir correctement. »
Vous avez pu constater, après les attentats de Paris, la solidarité des Haïtiens. Comment va la France depuis ces tragiques événements ?
« Je dirai d’abord, en tant que citoyenne française, que la France éternelle, au-delà de toute émotion, se porte bien, est forte et continuera à défendre ses valeurs démocratiques. Nous n’acceptons pas de vivre avec la peur. Comment un jeune homme ou une jeune femme éduqués en France peuvent-ils se retourner contre les valeurs que nous défendons ? C’est un défi qui ne nous fera pas changer nos valeurs. Confrontés au terrorisme, nous ne voulons pas nous culpabiliser mais devons produire des analyses rigoureuses pour trouver les bonnes solutions et y faire front. C’est un vrai sujet qui demande de lever les blocages tout en se relevant du choc. Face au terrorisme et à la violence extrême, nous allons, parallèlement, continuer à renforcer les modalités du vivre ensemble, un vrai défi à relever.»