UN DÉFI HUMANITAIRE ET DIPLOMATIQUE
Ils sont des centaines à être revenus en Haïti, par peur d’être massacrés ou expulsés violemment. Personne ne les a accueillis. Personne ne les attendait. Ils avaient faim, ils étaient désespérés. Tout au long de la frontière, ils se sont installés, improvisant des refuges provisoires, avec des morceaux de draps déchirés, comme dans un mauvais rêve.
Tania Oscar
Ces Haïtiens d’origine, nés pour la plupart en République dominicaine, ne connaissent plus personne ici. Ils sont regardés comme s’ils arrivaient d’une autre planète. Pas de hangars pour les recevoir, pas de lits, pas de cafétérias. Juste la misère. Pourtant dans les hôtels huppés de Pétion-Ville, des réunions ont eu lieu, des commissions ont été créées, avec du beau monde. Certains sont venus pour exprimer leur colère, d’autres pour aider et peut-être aussi deux ou trois, pour faire de l’argent sur le dos des expulsés, avec des projets ficelés à la va-vite, question de vendre des kits de nourriture à un Etat dépassé par les événements. Les relations diplomatiques entre Haïti et la République dominicaine restent instables. L’ambassadeur haïtien Daniel Supplice a été rappelé sans avoir été remplacé. L’ambassade de la République dominicaine en Haïti s’est pour sa part renforcée avec de nouveaux cadres…/…
L’AVIS DE Saint-Pierre Beaubrun
Coordonnateur du GARR

Coordonnateur du GARR
Comment jugez-vous la situation actuelle des rapatriés ?
Si le Groupe d’appui aux rapatriés et réfugiés (GARR) n’existait pas, cela pourrait être plus grave. Au fur et à mesure que les rapatriés rentrent et s’empilent à la frontière, ils auraient pu commettre des crimes sans l’aide des organisations humanitaires. Je ne peux pas vous dire pour le moment combien ils sont. Les Dominicains parlent de 40 000 Haïtiens mais c’est faux puisqu’il n’y a eu aucun contrôle de départ. Les organisations de droits humains en République dominicaine affirment que leur gouvernement fait monter les chiffres pour des raisons purement politiques. Tout ce que nous pouvons dire c’est que nous sommes débordés. Les expulsés viennent de partout, ils rentrent à moto, à pied, à bicyclette ou dans des camions de fortune. Nous avons 141 points d’entrée. S’il faut placer deux personnes pour les accueillir dans chaque zone, cela voudrait dire un personnel de 282 personnes. Avec 1 000 gourdes par jour cela ferait 282 000 gourdes soit 8 460 000 gourdes par mois. Cet argent nous ne l’avons pas. Que faut-il faire maintenant ? D’abord les aider à rétablir leur identité, à obtenir des documents légaux et travailler sur des dossiers de logement. Il ne faut surtout pas que les autorités haïtiennes construisent des camps improvisés. Nos compatriotes doivent rentrer chez eux, dans leurs communes respectives, avec un support leur permettant de recommencer leur vie dans la dignité.
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Le major général Rubén Darío Paulino Sem, directeur de la Migration de la République dominicaine, a déclaré à la presse que la question humanitaire n’était pas de son ressort et qu’il ne s’intéressait guère au sort des expulsés qui rentrent chez eux en Haïti. Sa mission s’arrête à l’expulsion. Il précise qu’il a reçu l’ordre « en cas de résistance, d’utiliser la matraque ». Le Dr Ariel Henry, ministre de l’Intérieur et des Collectivités territoriales, aurait donné de son côté des instructions « claires », aux autorités haïtiennes de la zone frontalière en vue de mieux organiser le processus de rapatriement. « Le gouvernement est présent sur la frontière pour accueillir les fils et les filles de la patrie. Nous réclamons le support de tous ceux qui habitent le long de la frontière en vue de nous aider à accueillir nos compatriotes », a par ailleurs déclaré le ministre. Marie Yolène Gilles, responsable de programmes au Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), qui a accepté d’être membre d’une Commission d’accueil, est alarmiste: «C’est irresponsable de la part de l’Etat de traiter les Haïtiens revenus de la Dominicanie avec tant de légèreté. Ils n’ont pas d’eau à boire, pas de latrines ou faire leurs besoins et vont à la rivière ce qui peut augmenter les risques de propagation du choléra. Aucune structure d’accueil n’a été construite et rien de concret n’a été entrepris par les autorités haïtiennes pour accueillir convenablement les rapatriés de la République Dominicaine. Un vrai cauchemar, vous pouvez le constater vous-même! C’est inacceptable! »
Aucune structure mise en place
Nous n’avons vu aucune structure pour accueillir les personnes, nous remarquons seulement des tableaux indiquant l’endroit où les Centres d’hébergement vont être construits et de vastes terrains désertiques, s’énerve Philippe Jean Thomas, du Groupe d’appui aux rapatriés et réfugiés (GARR). Sur les trois carreaux de terre situés à Malpasse et réservés à l’accueil des futurs rapatriés, le GAAR n’a pu voir sur le site qu’un écriteau affichant “Bienvenue!” Cela signifie peut-être “Bienvenue en enfer!” Le Premier ministre Evans Paul accuse lui aussi l’Etat de n’avoir rien fait au cours des dernières années et se dédouane: « L’héritage que j’ai trouvé est odieux vis-à-vis de ces compatriotes et rien n’a jamais été vraiment entrepris pour régler le problème. Nous devons tout reprendre à zéro ! » Roc Exéus, directeur de l’Office national de la migration (ONM), appelle à la solidarité des uns et des autres et tente de rassurer:

« Nous avons un centre en construction du côté d’Anse-à- Pitres. Nous mobilisons une unité pour faciliter la recherche familiale en vue de reloger nos compatriotes. » Ce centre en construction reste pourtant invisible. Il est sans doute un projet dans le coeur de l’Etat. Le ministère de l’Agriculture a annoncé qu’il comptait prendre en charge certains des rapatriés : « Nous disposons de plusieurs centaines d’hectares de terre dans la plantation Dauphin de Fort-Liberté à l’intention de ceux qui désirent cultiver la terre. » Judes Celacrux n’y croit pas : « Encore du vent, palabras, palabras… » Tout ce qu’il souhaite est de retourner à Santiago. « L’attitude de nos dirigeants dans le dossier des rapatriements laisse à désirer et la société civile devrait en prendre le relais, aller construire des préfabriqués, loger et nourrir les expulsés », affirme pour sa part Jean-Robert Argant, coordonnateur général du Collectif du 4 décembre.

CHIFFRES CLÉS
288 486 Haïtiens inscrits en République dominicaine
52 200 acceptés
37 000 rapatriés volontaires
300 000 en attente d’expulsion
S’organiser en dépit de tout
Les rapatriés malgré l’état de délabrement des lieux où ils ont débarqué commencent à s’organiser. Ils pensent élire un Comité national des rapatriés pour exiger des autorités haïtiennes, le recensement des personnes qui n’ont pu s’inscrire en République dominicaine, un protocole sanitaire et, surtout, toutes les pièces d’identité qui leur ont fait défaut… afin qu’ils puissent retourner vivre dans leurs maisons, même si elles ont été pour la plupart pillées par les Dominicains. Le Premier ministre Evans Paul reconnaît qu’avec les images troublantes du désastre, nous sommes devant une nouvelle tragédie nationale: « Nous sommes maintenant en face d’une grave crise humanitaire. Dès aujourd’hui, nous devons prendre des dispositions pour aider dignement les rapatriés, à travers des cliniques mobiles de santé, des restaurants. Je souhaite que nous commencions à organiser des caravanes de solidarité, en apportant de l’aide aux rapatriés. » Ils sont des centaines à attendre cette aide. Comme dans un mauvais rêve.
3 MILLIARDS DE DOLLARS D’INVESTISSEMENTS HAÏTIENS EN RÉPUBLIQUE DOMINICAINE
Une enquête du sociologue dominicain Jose Serulle, ex-ambassadeur en Haïti, publiée sous le titre Espacio Insular, révèle que les hommes d’affaires haïtiens sont parmi les plus grands investisseurs en République dominicaine. Ils injectent dans l’économie dominicaine plus d’un milliard de dollars par an, tandis que les importations dépassent deux milliards. Les marchés binationaux permettent également d’écouler des produits dont certains proviennent d’entreprises appartenant à des hommes d’affaires originaires d’Haïti. Les Haïtiens possèdent une zone franche à Isidoro, sont présents dans le transport avec une image moderne (Terra Bus, Capital Coach Line, Transporto Topp, etc.). Ils ont investi dans des chaînes de magasins (Plaza Kalinda, Offices Clips, Joyeria, Villa Russo, etc.), produisent du rhum, possèdent toutes les lignes de distribution pétrolière de la Texaco, offrent des services immobiliers (Apparta), possèdent la chaîne d’hôtels Naval et importent des véhicules de grande marque.